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[s. d.]

Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes

Bruxelles : J.-P. Méline, 1834.

Vie de Mondory et des comédiens de son temps

L'historiette consacrée au comédien Mondory devient une occasion pour Tallemant de proposer une petite histoire des comédiens parisiens de son époque.

Agnan a été le premier qui ait eu de la réputation à Paris. En ce temps-là, les comédiens louaient des habits à la friperie ; ils étaient vêtus infâmement et ne savaient ce qu’ils faisaient. Depuis vint Valeran, qui était un grand homme de bonne mine ; il était chef de la troupe ; il ne savait que donner à chacun de ses acteurs, et il recevait l’argent lui-même à la porte. Il avait avec lui un nommé Vautray, que Mondory a vu encore, et dont il faisait grand cas. Il y avait deux troupes alors à Paris ; c’était presque tous filous, et leurs femmes vivaient dans la plus grande licence du monde ; c’étaient des femmes communes, même aux comédiens de la troupe dont elles n’étaient pas.

Le premier qui commença à vivre un peu plus règlement, ce fut Gaultier-Garguille : il était de Caen, et s’appelait Fleschelles. Scapin, célèbre acteur italien, disait qu’on ne pouvait trouver un meilleur comédien. Gaultier étudiait son métier assez souvent, et il est arrivé quelquefois que, comme un homme de qualité qui l’affectionnait l’envoyait prier à dîner, il répondait qu’il étudiait.

Belleville, dit Turlupin, vint un peu après Gaultier-Garguille, et ils ont longtemps joué ensemble avec la Fleur, dit Gros-Guillaume, qui était le fariné, Gaultier le vieillard, et Turlupin le fourbe. Turlupin, renchérissant sur la modestie de Gaultier-Garguille, meubla une chambre proprement ; car tous les autres étaient épars çà et là, et n’avaient ni feu ni lieu. Il ne voulut point que sa femme jouât (elle a joué depuis sa mort, étant remariée avec d’Orgemont, dont nous parlerons ensuite), et il lui fit visiter le voisinage ; enfin il vivait en bourgeois.

La comédie pourtant n’a été en honneur que depuis que le cardinal de Richelieu en a pris soin et, avant cela, les honnêtes femmes n’y allaient point. Il trouva Bellerose sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne avec sa femme, bonne actrice, la Beaupré et la Violette, personne aussi bien faite qu’on en pût trouver ; elle a eu bien des galants et, lorsqu’elle ne valait plus rien, l’abbé d’Armentières, qui devint après l’aîné, par la mort de son frère, la tira hors du théâtre, et en fit le fou à un point si étrange qu’après sa mort il eut longtemps le crâne de cette femme dans sa chambre.

Mondory commença à paraître en ce temps-là. Il était fils d’un juge ou d’un procureur fiscal de Thiers, en Auvergne, où l’on faisait autrefois toutes les cartes à jouer ; pour lui, il se disait fils de juge. Son père l’envoya à Paris chez un procureur. On dit que ce procureur, qui aimait assez la comédie, lui conseilla d’y aller les fêtes et les dimanches, et qu’il y dépenserait et s’y débaucherait moins que partout ailleurs. Il y prit tant de plaisir qu’il se fit comédien lui- même et, quoiqu’il n’eût que seize ans, on lui donnait des principaux personnages, et insensiblement il fut le chef d’une troupe composée de Le Noir et de sa femme, qui avait été au prince d’Orange. Cette Le Noir était aussi jolie personne qu’on pût trouver. Le Noir mourut, et sa femme s’en tira. Le comte de Belin, qui avait Mairet à son commandement, faisait faire des pièces, à condition qu’elle eût le principal personnage ; car il en était amoureux, et la troupe s’en trouvait bien. La Villiers y était aussi. On dit que Mondory s’en éprit, mais qu’elle le haïssait ; et que la haine qui fut entre eux fut cause qu’à l’envi l’un de l’autre ils se firent deux si excellentes personnes en leur métier. Le comte de Belin, pour mettre cette troupe en réputation, pria madame de Rambouillet de souffrir qu’ils jouassent chez elle la Virginie de Mairet. Le cardinal de La Valette y était, qui fut si satisfait de Mondory, qu’il lui donna pension. Il en donnait comme cela aux hommes extraordinaires qui lui plaisaient.

Mondory eut toujours de la reconnaissance pour madame de Rambouillet ; car ce fut de ce jour-là qu’il commença à entrer en quelque crédit. Sa femme n’a jamais pensé à monter sur le théâtre, et lui n’a jamais joué à la farce ; c’est le premier qui s’est avisé de cela : Bellerose y jouait. Il ne laissa voir sa femme à personne, et il disait aux gens : « C’est une innocente qui ne bouge des églises. » Il tirait part et demie. Il était de certaines conversations spirituelles chez Giry et chez du Ryer, et faisait des vers passablement : il ne manquait point d’esprit, et savait fort bien son monde. Je me souviens qu’on fit une certaine pièce qu’on appelait L’Esprit fort, où l’on avançait, en contant les visions de l’Esprit fort, que Mondory faisait mieux que Bellerose ; et Bellerose, car c’était à l’Hôtel de Bourgogne et en parlant à lui, qu’on disait cela, faisait la plus sotte mine du monde à cet endroit-là, au lieu de ne faire pas semblant de l’entendre. Cependant tout le monde fut bientôt de l’avis de l’Esprit fort ; mais le Roi, peut-être pour faire dépit au cardinal de Richelieu, qui affectionnait Mondory, tira Le Noir et sa femme de la troupe du Marais (c’est où jouait Mondory), et les mit à l’Hôtel de Bourgogne. Mondory prit Baron, et dans peu sa troupe valait encore mieux que l’autre ; car lui seul valait mieux que tout le reste : il n’était ni grand, ni bien fait ; cependant il se mettait bien, il voulait sortir de tout à son honneur, et pour faire voir jusqu’où allait son art, il pria des gens de bon sens, et qui s’y connaissaient, de voir quatre fois de suite la Marianne. Ils y remarquèrent toujours quelque chose de nouveau ; aussi, pour dire le vrai, c’était son chef-d’œuvre, et il était plus propre à faire un héros qu’un amoureux. Ce personnage d’Hérode lui coûta bon, car, comme il avait l’imagination forte, dans le moment il croyait quasi être ce qu’il représentait, et il lui tomba en jouant ce rôle une apoplexie sur la langue qui l’a empêché de jouer depuis. Le cardinal de Richelieu l’y obligea une fois ; mais il ne put achever. Si ce cardinal eût voulu, au moins Mondory en eût-il pu instruire d’autres ; mais pour cela, il eût fallu lui donner de l’autorité, car il n’y avait si petit acteur qui ne crût en savoir autant que lui. Ce fut lui qui fit venir Bellemore, dit le Capitan Matamore, bon acteur. Il quitta le théâtre parce que Desmarets lui donna, à la chaude, un coup de canne derrière le théâtre de l’Hôtel de Richelieu. Il se fit ensuite commissaire de l’artillerie, et y fut tué. Il n’osa se venger de Desmarets, à cause du cardinal, qui ne le lui eût pas pardonné.

Le cardinal, après que Mondory eut cessé de monter sur le théâtre, faisait jouer les deux troupes ensemble chez lui, et il avait dessein de n’en faire qu’une. Baron et la Villiers, avec son mari, et Jodelet même allèrent à l’Hôtel de Bourgogne. D’Orgemont et Floridor, avec la Beaupré, soutinrent la troupe du Marais, à laquelle Corneille, par politique, car c’est un grand avare, donnait ses pièces ; car il voulait qu’il y eût deux troupes.

D’Orgemont, à mon goût, valait mieux que Bellerose, car Bellerose était un comédien fardé, qui regardait où il jetterait son chapeau, de peur de gâter ses plumes. Ce n’est pas qu’il ne fît bien certains récits et certaines choses tendres, mais il n’entendait point ce qu’il disait. Baron de même n’avait pas le sens commun, mais si son personnage était celui d’un brutal, il le faisait admirablement bien. Il est mort d’une étrange façon. Il se piqua au pied, en marchant trop brutalement sur son épée, comme il faisait le personnage de don Diègue, au Cid, et la gangrène s’y mit. Floridor était amoureux de la femme de Baron, et une fois qu’il sembla au mari qu’elle avait parlé trop passionnément à Floridor, au sortir de la scène, il lui donna deux bons soufflets. Elle est encore fort jolie ; ce n’est pas une merveilleuse actrice, mais elle est fort bien, et elle réussit admirablement pour la beauté ; cependant elle a eu seize enfants.

D’Orgemont mourut bientôt après. Floridor, qui y est aujourd’hui, lui succéda. Il jouait encore au Marais (1649) avec la Beaupré, vieille et laide, quand il arriva une assez plaisante chose. Sur le théâtre, elle et une jeune comédienne se dirent leurs vérités. « Eh bien ! dit la Beaupré, je vois bien, Mademoiselle, que vous voulez me voir l’épée à la main. » Et en disant cela, c’était à la farce, elle va quérir deux épées déjà épointées. La fille en prit une, croyant badiner. La Beaupré, en colère, la blessa au cou et l’eût tuée, si on n’y eût couru. Depuis, M. de Beaufort donnant certaine comédie où cette fille était nécessaire, il l’alla prier de venir. Elle y alla embéguinée, quoiqu’elle eût juré de ne jouer jamais avec la Beaupré. Plusieurs personnes lui parlèrent d’accommodement ; elle dit qu’elle n’en voulait rien faire, et elle s’en alla dès qu’elle eut fini, car son rôle ne durait pas jusqu’à la fin de la pièce. Cette Beaupré quitta le théâtre il y a six ans, et présentement elle joue en Hollande.

Floridor, las d’être au Marais avec de méchants comédiens, acheta la place de Bellerose avec ses habits, moyennant vingt mille livres ; cela ne s’était jamais vu. Le chef ayant part et demie dans la pension que le roi donne aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, c’est ce qui fit donner cet argent. Ce Floridor est fils d’un ministre ; il s’appelle Josias. Autrefois, quand il paraissait, du temps de Mondory, les laquais criaient sans cesse : « Josias, Josias. » Ils le faisaient enrager. C’est un médiocre comédien, quoi que le monde en veuille dire. Il est toujours pâle ; cela vient d’un coup d’épée qu’il a eu autrefois dans le poumon ; ainsi point de changement de visage. Montfleury, s’il n’était point si gros, et qu’il n’affectât point trop de montrer sa science, serait un tout autre homme que lui. Jodelet, pour un fariné naïf, est un bon acteur ; il n’y a plus de farce qu’au Marais, où il est, et c’est à cause de lui qu’il y en a. Il dit une plaisante chose au Timocrate du jeune Corneille, dont la scène est à Argos ; on lui avait dit qu’il y avait dans cette ville-là une fontaine où Junon, tous les ans, revenait prendre une nouvelle virginité. Il vint conter cela, après que la pièce fut achevée, et dit : « S’il y avait une fontaine comme cela au Marais, il faudrait que le bassin en fût bien grand. » Il fait bien un personnage de valet, et Villiers dit : « Philippin, mari de la Villiers, ne le fait pas mal aussi, mais n’est pas si bien. » Jodelet parle du nez, pour avoir été mal pansé de la v.., et cela lui donne de la grâce. Gros-Guillaume autrefois ne disait quasi rien ; mais il disait les choses si naïvement, et avait une figure si plaisante qu’on ne pouvait s’empêcher de rire en le voyant ; peut-être s’il fût venu du temps de Trivelin, de Scaramouche et de Briguelle, qu’il n’aurait pas tant fait rire les gens.

Il faut finir par la Béjard. Je ne l’ai jamais vue jouer ; mais on dit que c’est la meilleure de toutes. Elle est dans une troupe de campagne ; elle a joué à Paris, mais ç’a été dans une troisième troupe, qui n’y fut que quelque temps. Son chef- d’œuvre, c’était le personnage d’Epicharis, à qui Néron venait de faire donner la question.

Un garçon, nommé Molière, quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre ; il en fut longtemps amoureux, donnait des avis à la troupe, et enfin s’en mit et l’épousa. Il fait des pièces où il y a de l’esprit ; ce n’est pas un merveilleux acteur, si ce n’est pour le ridicule. Il n’y a que sa troupe qui joue ses pièces ; elles sont comiques. Il y a dans une autre troupe un nommé Filandre qui a aussi de la réputation ; mais il ne me semble pas naturel. La Bellerose est la meilleure comédienne de Paris ; mais elle est si grosse que c’est une tour. La Beauchâteau est aussi bonne comédienne ; elle ne manque jamais, et fait bien certaines choses.

Le théâtre du Marais n’a pas un seul bon acteur, ni une seule bonne actrice.

Il y a à cette heure une incommodité épouvantable à la comédie, c’est que les deux côtés du théâtre sont pleins de jeunes gens assis sur des chaises de paille. Cela vient de ce qu’ils ne veulent pas aller au parterre, quoiqu’il y ait souvent des soldats à la porte, et que les pages ni les laquais ne portent plus d’épées. Les loges sont fort chères, et il y faut songer de bonne heure. Pour un écu, ou pour un demi-louis, on est sur le théâtre ; mais cela gâte tout et il ne faut quelquefois qu’un insolent pour tout troubler. Les pièces ne sont plus guère bonnes.

Édition de 1862 en ligne sur Google Books, p. 192-207.


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