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1663
Charles Robinet, Panégyrique de L'Ecole des femmes
Paris, Loyson, 1663
Revue de l'actualité théâtrale
Le Panégyrique de L'Ecole des femmes est une conversation comique entre plusieurs personnes de qualité sur l'actualité littéraire. A partir du milieu de la pièce, le propos ne quitte quasiment plus l'actualité théâtrale, en touchant principalement à Molière, mais aussi à Corneille, à d'Aubignac et à Donneau de Visé, du fait de la querelle contemporaine autour de la Sophonisbe.
CÉLANTE
Pourquoi ne l’avez-vous pas laissé là ? Il nous aurait vraiment divertis, ce laquais, il se pique plaisamment de savoir quelque chose ; et je ne sais comment je ne me suis pas laissée emporter à un furieux éclat de rire, lorsque, pour imiter l’auteur des Précieuses, il a donné des bras à nos sièges qui n’en ont point. Mais puisqu’il nous a mis sur le chapitre de ce Zoïle, nous pouvons en faire le sujet de notre conversation. Aussi bien voulons-nous pour raison, savoir Bélise, et moi, ce que Lidamon, Palamède, et Chrysolite qui viendra bientôt pensent de ses ouvrages ?
PALAMÈDE
Vous voulez, je m’en doute, que nous frondions son École des femmes : quelque endroit vous y a déplu, aussi bien qu’à plusieurs autres. Il est vrai qu’il y traite étrangement mal votre sexe, et qu’il en parle le plus désobligeamment du monde.
BÉLISE
Il n’y épargne guère davantage le vôtre ; et les hommes y sont du moins aussi galamment ajustés que les femmes.
LIDAMON
Il y met en assez beaux draps blancs les uns et les autres. Mais quel mal lui en peut-on vouloir, puisqu’on prend plaisir à se voir l’objet de ses satires ? qu'on les achète, qu’on se divertit à les entendre sur son théâtre ; et que, par un aveu si solennel, on l’a mis en possession de pouvoir désormais révéler les mystères les plus secrets des familles, et de divertir le public aux dépens du particulier ?
CÉLANTE
Ce n’est point son École seule que je veux critiquer. Ce sont tous ses ouvrages de théâtre, depuis ses Précieuses ridicules. Je ne veux point déguiser mes sentiments, j’aime la belle comédie, et je ne saurais souffrir qu’à cause qu’il n’a pas une troupe propre à jouer sur son théâtre, et qu’il est lui-même le plus détestable comédien qu’on ait jamais vu, il la détruise par des rhapsodies qui font que chacun déserte son parti et qui obligent jusques à l’unique et incomparable Troupe royale de la bannir honteusement de sa pompeuse scène, pour y représenter des bagatelles et des farces, qui n’auraient été bonnes en un autre temps qu’à divertir la lie du peuple dans les carrefours et les autres places publiques, tâchant ainsi d’éviter le titre d’ancienne, qu’on lui donne au Louvre, à cause que ses grands poèmes ne sont plus à la mode, c’est-à-dire de la qualité de ceux de Zoïle.
BÉLISE
En effet, il a ruiné le plus beau et le plus honnête divertissement que nous eussions ; et j’ai horreur des monstres auxquels son exemple a donné naissance sur tous nos théâtres. Ne sont-ce pas d’agréables choses que des Secrétaires de S. Innocent, Les Miracles du mépris, L’Intrigue des carrosses, des Colin-Maillard, et je ne sais combien d’autres fatras, dont les uns ont suivi Les Précieuses et Le Cocu imaginaire, et les autres précédé ou accompagné L’École des maris et celle des femmes, pour leur disputer l’honneur de divertir les honnêtes gens ?
PALAMÈDE
Il me vient sur cela une plaisante idée : je m’imagine voir le grand Ariste au milieu de tous les petits avortons du Parnasse qui nous donnent ces niaiseries, comme un géant investi par des pygmées et des nains qui lui veulent faire la guerre.
LIDAMON
Ce grand homme, à dire vrai, est assez étonné de se voir sur les talons cette fourmilière de grimelins qui semblent le chasser du théâtre, où jusques ici sa muse avait un si glorieux ascendant ; et ce ne lui est pas une petite mortification de voir son grand cothurne effacé par le ridicule escarpin de ces demi ou quart d’auteurs, engendrés de la corruption du siècle.
PALAMÈDE
S’il n’avait que cette vermine à combattre, il ne serait pas encore beaucoup à plaindre. Le grand Ariste serait toujours le grand Ariste. Mais il a en tête un redoutable adversaire, qui prétend raffiner l’intelligence et le goût de ses admirateurs, pour les empêcher de crier miracle, comme autrefois, à la représentation de ses pièces. Il fait voir surtout, à ceux du parterre, qu’ils se sont souvent laissés éblouir à de mauvais brillants : il les veut obliger à reprendre toutes ces louanges qu’ils lui ont données : et s’il en est cru, il s’inscriront en faux contre tous les ouvrages lesquels, comme sur des titres injustes, il a établi sa réputation.
LIDAMON
Vous donnez trop de gloire à Philarque de l’estimer un redoutable adversaire. En quoi donc est-il si redoutable ? Est-ce pour avoir, en vain, jeté un peu de mauvaise encre sur les beautés de Sophonisbe et de Sertorius ? Et porté des coups à tort et à travers, sans aucun effet, comme Énée, en la région des ombres ? Il tranchait du Goliath, lorsqu’il est entré dans cette lice ; mais il s’est trouvé un petit David qui a fait si vigoureusement claquer sa fronde contre lui qu’il l’a bientôt obligé à rengainer sa bravoure pédantesque, sans que le grand Ariste ait eu besoin de se mettre en aucune manière sur la défensive.
BÉLISE
Qui est donc ce petit David que vous faites passer pour un si vigoureux assaillant ?
LIDAMON
Comment ! Vous ne connaissez pas ce jeune auteur qui a fait entre autres choses Les Nouvelles Nouvelles, où il a joué tout le monde, sans en excepter le grand Ariste !
BÉLISE
Ah, je sais qui il est, et je me ressouviens qu’il s’est baptisé de ce nom de petit David dans sa Défense de Sophonisbe. Il a tout à fait de l’esprit, mais c’est un censeur un peu trop raffiné, car dans sa Réponse aux Remarques de Philarque sur Sertorius, il s’est avisé de faire mystère des monosyllabes d’un sonnet, ne considérant pas qu’ils peuvent entrer en la composition des plus beaux vers, et que le grand ouvrage du monde n’est qu’un assemblage d’atomes qui produit néanmoins une merveilleuse harmonie.
PALAMÈDE
En effet, cette critique est des plus transcendantes. Mais, Lidamon, vous êtes mal informé quand vous dites que Philarque a cessé d’écrire. J’ai su qu’ayant de nouveau taillé sa plume, il avait déchiqueté l’Oedipe, et que son dessein était de traiter ainsi tous les autres dramatiques du grand Ariste, sans faire semblant d’entendre claquer la fronde du petit David qu’il a, dans ses Remarques, métamorphosé en grenouille des marais du Parnasse, avec tous ceux qui se sont mêlés de la défense du grand Ariste.
CÉLANTE
Cette sorte de métamorphose est plus facile que dangereuse. Nous avons le même pouvoir que lui de métamorphoser ainsi les gens, et nous le métamorphoserons en crapaud : aussi bien a-t-il assez de venin pour tenir sa place parmi ces vilains reptiles. Laissez faire, nous aimons le grand Ariste, nous nous souvenons du Cid qui nous a tant charmées, et de toutes ses autres miraculeuses pièces qui ne sont pas moins les délices de nos cabinet que des théâtres. Nous aimons pareillement son défenseur, de qui nous attendons des réparties à le faire désespérer ; et si Philarque s’en prend à nos plaisirs, il verra de quoi les femmes sont capables : qu’il se souvienne de la catastrophe d’Orphée.
LIDAMON
Tudieu, quelle menace !
PALAMÈDE
Je ne voudrais pas qu’elle fût contre moi. C’est une chose terrible qu’une femme en colère.
BÉLISE
Courage ! Je veux être des plus avant de cette belle partie. Mais voulez-vous oublier Zoïle dans cette longue digression ? Il me semble que vous n’aviez pas dessein de l’en quitter à si bon marché.
PALAMÈDE
Que vous êtes mauvaise, Bélise ! J’avais fait tomber la compagnie dans cette digression, pensant détourner l’orage que je voyais grossir sur la tête du pauvre Zoïle, et vous n’avez pu souffrir que je lui aie rendu ce bon office. Mais je vous déclare que je ne saurais consentir qu’il soit ici persécuté sans défenseur, et que je veux être le sien.
CÉLANTE
Si Lidamon demeure de notre côté, vous n’aurez qu’à vous bien tenir.
LIDAMON
Doutez-vous, Célante, que je ne m’attache au bon parti ? Et Palamède pourrait-il s’imaginer que je voulusse, avec lui, protéger un ennemi public contre les plus aimables chrétiennes du monde ?
PALAMÈDE
J’avais sujet d’appréhender un mauvais succès, si je fusse demeuré seul contre trois si puissants adversaires. Mais ma bonne fortune m’envoie à propos le brave Chrysolite, pour me servir de second. Je suis assuré qu’il est pour Zoïle, et qu’il ne manque pas de ce qu’on appelle esprit, pour le défendre d’importance.
BÉLISE
Eh bien ! Avec ce second, tout spirituel et zélé qu’il est pour Zoïle, vous ne laisserez pas de perdre la cause que vous défendiez, et je vous en assure devant Chrysolite. Parlant à part à Célante. Nous allons voir si nos amants n’auront rien contracté de l’hérésie de L’École des maris et de celle des Femmes et ,ce que nous devons espérer de leur conduite dans notre ménage !
SCÈNE CINQUIÈME.
LIDAMON, PALAMÈDE, CHRYSOLITE, CÉLANTE, BÉLISE
CHRYSOLITE
De quoi, donc, l’aimable Bélise vous assure-t-elle devant moi ?
PALAMÈDE
De votre défaite et de la mienne.
CHRYSOLITE
En quelle rencontre devons-nous essuyer cette disgrâce ? Et par quel malheur faut-il que nous en soyons assurés par la bouche de...
BÉLISE
Trêve de galanterie, tous vos beaux discours ne seront point capables de nous radoucir tant soit peu : nous sommes en résolution de dauber Zoïle, Palamède a dessein de le défendre avec vous, et je lui prédis votre défaite et notre victoire.
LIDAMON
Voilà, Chrysolite, la guerre déclarée ; et je me range du côté de ces belles, contre vous.
CHRYSOLITE
Je trouve la partie assez inégale : mais nous sommes prêts à soutenir l’assaut, et à nous défendre le mieux qu’il nous sera possible. De quoi, Mesdames, accusez-vous le malheureux Élimore, qu’il vous plaît de baptiser ainsi du nom de Zoïle ?
BÉLISE
Célante l’accuse de détruire la belle comédie.
CÉLANTE
Oui, je l’en accuse, et je ne lui pardonnerai jamais cet attentat.
CHRYSOLITE
Dites-moi, Célante, ce que vous appelez la belle comédie ?
CÉLANTE
Vous ne prétendez pas que je vous parle en maîtresse passée de ces ouvrages de théâtre. Je ne suis pas de ces savantes qui composent, je pourrais ajouter avec un peu d’aide qui leur nuit quelquefois plus qu’il ne leur fait de bien. Je vous dis donc que j’entends par "la belle comédie", ces pièces qui sont des tableaux des passions, galamment touchés, où l’on remarque de beaux sentiments, où l’on voit des moralités judicieusement répandues, où paraissent ces brillants d’esprits qui charment, où, enfin, l’on trouve de quoi s’instruire et se divertir agréablement. Je mets en ce rang les chefs-d’oeuvre du grand Ariste, dont je ne prends que Le Menteur, pour l’opposer à tout le misérable comique de Zoïle. Tels sont Les Visionnaires de Polydamas, le Don Bertrand, Le Feint Astrologue et quelques autres comédies du spirituel Isole ; et pour me servir d’un exemple plus frais, tels sont Les Amours d’Ovide du doux Bergile, où l’on voit tant de brillant et de délicatesse.
CHRYSOLITE
Célante, au moins, prenez garde que vous parlez là d’une pièce qui n’est ni comédie, ni tragédie, ni tragi-comédie, et qui d’ailleurs se joue par ressorts et par machines.
CÉLANTE
Nous n’avons pas besoin de cet avertissement, Chrysolite. Je sais bien que vous voulez dire que cette pièce est d’un genre douteux ; mais si je l’appelle la comédie héroïque, je crois lui avoir trouvé son nom et la pouvoir mettre au rang des comédies. Pour le surplus, je n’ignore pas que ceux qui n’ont que des yeux donnent dans les machines comme dans le panneau. Aussi je prétends que vous nous sépariez de ces gens qui n’ont que des yeux. Je laisse les machines à part, et même les décorations et les habits, que je ne considère que comme la petite oie, et je m’attache au sujet passablement bien traité ; et je dis que c’est ce que j’estime la belle comédie.
LIDAMON
C’est assez bien attaqué.
BÉLISE
Je vois déjà des gens bien camus.
PALAMÈDE
Hé Bélise, ne chantez pas encore la victoire. Chrysolite va répondre comme il faut, et je m’en fie bien à lui.
CHRYSOLITE
Moi, je n’ai point de raisons défensives, si l’on peut nier un fait dont il s’agit. Je dis que L’École des maris, L’École des femmes et les autres ouvrages d’Élimore ne sont autre chose qu’un tissu de ces moralités, de ces brillants d’esprit, et de ce qui instruit et divertit en même temps ; et je renvoie à ces Écoles ceux qui me voudront soutenir qu’Élimore ruine la belle comédie.
PALAMÈDE
Ce n’est pas assez, Chrysolite, il leur faudrait montrer ce que vous dites. Autrement je désespère qu’ils demeurent d’accord de votre proposition et je crains qu’ils ne nous mettent au rang de ceux qui disent "la raison, c’est la raison", quand ils veulent substituer leur caprice en sa place.
CHRYSOLITE
Il y a des choses si claires qu’elles se font connaître par elles-mêmes, de manière qu’elles n’ont pas besoin que les raisons viennent à leur secours ; et lorsque le soleil paraît sur l’horizon, il se fait connaître à tout le monde, excepté aux aveugles.
CÉLANTE
La comparaison est brillante, mais nous ne sommes point de ces aveugles, Chrysolite ; et pourvu que vous nous puissiez montrer quelque chose de ce que vous avez dit, dans L’École des femmes, à laquelle je m’attache particulièrement, nous ne vous demanderons point de preuves, mais vous ne sauriez montrer ce qui ne se peut trouver et vous auriez besoin que nous l’y crûssions par foi.
LIDAMON
Célante a raison, et pour vous dire mes sentiments de cette École, je vous dis franchement qu’elle n’a rien du tout de la belle comédie, et je vous le prouve démonstrativement. L’amour, qui fait tout l’agrément du beau comique, n’est-il pas fort bien manié dans cette pièce, où l’on voit un homme qui, ne se proposant en brutal que d’avoir pour femme un corps sans esprit, fait nourrir Agnès comme une oie par deux paysans, ne lui parle jamais que de filer ou de coudre, la tient enfermée comme une esclave et prend à tâche d’en faire une belle stupide ? N’est-ce pas un agréable spectacle d’amour que de la lui voir toujours traiter en jaloux et en tyran, et même dans la catastrophe la menacer de coups de poings à la crochetorale ? N’est-ce pas aussi une jolie moralité de ne parler jamais que de la disgrâce des maris en termes qui font soulever la pudeur sur les fronts les plus assurés ? Ne sont-ce pas de beaux sentiments que tout ce qu’il dit avec Agnès et les deux paysans, à qui il faut par nécessité qu’il s’explique naïvement pour s’en faire entendre ; et tout ce que lui répondent, aussi, ces trois personnes, dont la grossière ignorance ne peut leur permettre de rien dire de raisonnable ? N’est-ce pas quelque chose de bien surprenant que la scène d’Alain et de Georgette, lorsque ce brutal amant retourne de la campagne ? Et n’est-ce pas croire que nous aimons bien les fadaises pour nous en donner de pareilles ? Ne sont-ce pas de grands brillants d’esprit que mille petits rébus semés çà et là, entre lesquels est l’équivoque du "le", qui force le sexe à perdre contenance et le réduit à savoir qui lui est le plus séant de rire ou de rougir ? Toutes ces choses, qui font miracle sur le théâtre, ne paraissent-elles pas bien sur le papier ? Enfin, n’est-ce pas une noble instruction que celle qu’on y donne pour gâter l’image de Dieu par l’ignorance et par la stupidité ? J’aurais encore à remarquer que cette École est pleine d’impiété dans les maximes qu’on destine à l’instruction d’Agnès et dans le prône qu’on lui fait ; où par une autre faute des plus grossières, on relève tellement le style et les conceptions qu’il n’y a plus rien de proportionné à la simplicité de l’écolière, à qui l’on parle en théologien ? Je pourrais ajouter que cette École est non seulement contre toutes les règles du dramatique, mais contre celles du comique : le héros y montrant presque toujours un amour qui passe jusqu’à la fureur et le porte à demander à Agnès si elle veut qu’il se tue, ce qui n’est propre que dans la tragédie, à laquelle on réserve les plaintes, les pleurs et les gémissements. Ainsi, au lieu que la comédie doit finir par quelque chose de gai, celle-ci finit par le désespoir d’un amant qui se retire avec un « ouf ! », par lequel il tâche d’exhaler la douleur qui l’étouffe ; de manière qu’on ne sait si l’on doit rire ou pleurer dans une pièce, où il semble qu’on veuille aussitôt exciter la pitié que le plaisir. Je remarquerais avec beaucoup de justice qu’il n’y a presque point du tout d’action, qui est le caractère de la comédie, et qui la discerne d’avec les poèmes de récit ; et que Zoïle renouvelle la coutume des anciens comédiens, dont les représentations ne consistaient qu’en perspectives, en grimaces et en gestes. Je passe sous silence que ce n’est qu’un mélange des larcins que l’auteur a fait de tous côtés, jusqu’à son "Prêchez et patrocinez jusqu’à la Pentecôte", qu’il a pris dans le Rabelais ainsi que dans Don Quichotte, le modèle des préceptes d’Agnès, qui ne sont qu’une imitation de ceux que ce chevalier errant donne à son écuyer, lorsqu’il va prendre le gouvernement d’une île. De manière qu’on ne peut pas dire que Zoïle soit une source vive, mais seulement un bassin qui reçoit ses eaux d’ailleurs, pour ne point le traiter plus mal, en le comprenant dans la comparaison que quelques-uns ont faite des compileurs de passages à des ânes seulement capables de porter de grands fardeaux. Je tais encore que son jeu et ses habits ne sont non plus que des imitations de divers comiques, lesquels le laisseraient aussi nu que la corneille d’Horace, s’ils lui redemandaient chacun ce qu’il leur a pris. Je ne veux rien dire des vers dont la plupart n’ont guère plus de cadence ni d’harmonie que ceux des airs du Pont-Neuf, n’étant qu’une prose rampante mal rimée en divers endroits. Mais je suis trop attaché à l’intérêt des dames pour ne pas soutenir que cette École est une satire effroyablement affilée contre toutes, qui mériterait tant soit peu l’époussette, si l’on était moins débonnaire en France ; et que les maximes qu’il y prêche à son Agnès sont des leçons horribles qu’il fait à tous les maris pour réduire le beau sexe à la dernière des servitudes.
CÉLANTE
Ô que Lidamon en juge bien !
BÉLISE
Ô que son sentiment me plaît !
CHRYSOLITE
Voilà une étrange et cruelle critique que vous faites de L’École des femmes, puisqu’elle ne lui laisse pas le moindre agrément. Vous faites bien voir que vous êtes de ces Français qui trouvent à redire à toutes choses, et je ne sais si vous n’auriez point la maladie d’un que je connais qui censure même les ouvrages de la nature, et qui soutient qu’elle nous devait mettre le gras des jambes au devant et non pas derrière ! Mais quelques yeux de lynx que vous ayez sur les ouvrages, je m’assure que, si vous vouliez faire une plus juste perspective des choses et les mettre dans un autre point de vue, vous n’y trouveriez pas tant de défauts. Est-ce une obligation de choisir seulement de belles passions pour la comédie ? et puisqu’elle n’est que la représentation d’une action, suffit-il pas que cette action, telle qu’elle puisse être, y soit bien représentée ? Élimore s’étant donc proposé un caractère d’amour particulier, tel qu’il est dans L’École des femmes, qui dira qu’il n’y ait pas réussi ? Qui soutiendra qu’il n’ait pas donné tous les traits nécessaires au tableau d’un homme qui se précautionne soigneusement contre l’aventure d’Actéon ? J’en dis autant du personnage d’Agnès et des deux paysans. Qui se hasardera de soutenir qu’il n’a pas représenté parfaitement une fille élevée dans l’ignorance et des rustres qui manquent du sens commun ? Ce qui se dit en plusieurs endroits de la disgrâce des maris vous choque, cette moralité, dites-vous, fait soulever la pudeur sur les fronts les plus assurés. Mais c’est un tableau au naturel de ce qui se passe, et auquel il pourrait ajouter la plus étrange complaisance qu’on puisse imaginer de ces maris appelés bons. Ne serez-vous pas surpris qu’un homme en ait assez pour lire, à l’instance que lui en fait sa femme, un billet doux qui s’adresse à elle, et devant un autre de ces galants ? C’est ce qui se passa naguère chez une dame, et que je n’aurais jamais cru si je n’en avais été le témoin. Mais poursuivons. Vous méprisez la scène d’Alain et de Georgette, l’équivoque du "le" et les autres agréments, que vous nommez de petits rébus, et vous dites que le succès que ces bagatelles ont sur le théatre ne paraît point sur le papier. Je vous prie de me faire voir que les plus beaux vers aient le même effet sur le papier que sur la scène. Celui-ci : « Je vis là Ptolomée, et n’y vis point de roi », ce vers qui est un des plus beaux du grand Pompée, a-t-il le même brillant, lorsqu’on le lit, que lorsqu’il sort de la bouche de l’incomparable Montfleury ? Cet hémistiche, « Hélas ! tient-il à moi ? », qui a produit un si bel effet sur le théâtre, dans Le Faux Tibérinus, sortant de la bouche de la merveilleuse Desoeillets, a-t-il quelque chose qui en approche sur le papier ? Ne sait-on pas que toutes ces beautés s’évanouissent hors du jeu qui leur donne la vie ? Sans cela il ne serait pas nécessaire d’aller au théâtre pour avoir tout le plaisir de la comédie ; il n’y aurait qu’à lire les dramatiques, et les comédiens n’auraient qu’à chercher un autre emploi. Je suis étonné comment l’on peut faire des remarques si peu solides et qu’il y ait des gens qui se soient donnés la peine de les faire éclater même sur la scène ; et je leur demanderais volontiers si ce qu’ils ont fait sur ce sujet aura un grand relief sur le papier ? Je leur demanderais pareillement si ce qu’il appelle Le Portrait du peintre est un tableau fort ressemblant ? Et si un tas de « morbleu », et quelques autres mots n’établissent pas bien la ressemblance ? Mais laissez faire, Élimore ajustera ces faiseurs de Portrait du peintre, et il ne manquera point du tout de couleurs pour les représenter avec un peu plus de rapport, et faire l’un des plus beaux morceaux de peinture qui se soient jamais vus. Il a sur ce sujet des imaginations que je n’ai pu apprendre sans en crever de rire par avance ; et quand vous seriez un Caton, vous ne pourriez pas non plus vous en empêcher. Mais il y a d’autres objections, dont l’un touche l’équivoque du « Le »...
CÉLANTE
Passez sur celle-là, nous vous dispensons d’y répliquer.
CHRYSOLITE
Je viens, donc, à celles qu’on fait sur l’instruction de cette École, qui n’a pour but, dit-on, que d’abrutir une femme et de gâter l’image de Dieu par l’ignorance. Vous avez aussi mal fait votre observation sur cet endroit qu’en tous les autres ; car vous auriez reconnu qu’on veut seulement qu’elle ignore les maximes pernicieuses du monde, qui corrompent la meilleure bonté de moeurs, et qu’en même temps on lui enseigne celles que doit observer une femme sage et vertueuse. Mais ces maximes-là sont impies, ainsi que le prône que l’on fait à Agnès. Qui s’avisa jamais de dire que des enseignements que l’on donne et des exhortations que l’on fait à quelqu’un touchant le mal qu’il doit éviter et le bien qu’il doit faire fussent impies ? Pour moi, je ne ferais point difficulté d’envoyer ma femme à un pareil sermon, et de le lui mettre entre les mains pour s’instruire ; et je ne voudrais pas lui choisir rien de meilleur pour sa direction, étant assuré que, pourvu qu’elle s’imprimât bien dans l’esprit ces maximes, elle vivrait en honnête femme et non en coquette.
CÉLANTE et BÉLISE, se regardant, disent à part, Ô Dieux qu’entendons-nous !
CHRYSOLITE, continue. On ajoute que l’on prend aussi un ton si haut dans ces maximes et dans ce sermon qu’Agnès n’y saurait rien comprendre. Mais c’est donc une faute de laquelle il faut accuser tous les prédicateurs de village, qui traitent les plus haut points de théologie devant les paysans. Passons outre, cette École est contre les règles du théâtre et choque entièrement celles du comique. Vous me faites rire avec vos règles : si je voulais parcourir tous nos dramatiques, je vous en ferais bien voir de plus défectueux. Mais que je n’estime pas moins pour cela. Je voudrais bien savoir à quoi servent des règles qui ne sont connues que de ceux qui ont lu Aristote et qui ne contribuent point au plaisir que tout un peuple attend de la comédie, puisqu’on voit que toutes les pièces les plus régulières sont celles qui en produisent bien souvent le moins. Aussi ai-je à vous dire que notre Aristote a pu se tromper dans ses observations ; et qu’on peut être aussi hardi qu’un auteur espagnol qui s’en est moqué. Il y a des fautes monstrueuses qu’il faut éviter, comme celles qu’il a remarquées dans les poètes grecs, et qui sont passées jusques à nos premiers dramatiques français. Mais hors cela, il y a quantité de choses que l’on peut décliner, ou ajouter, selon qu’elles sont plus ou moins capables de produire un bon succès. Ce qui s’appelle raffiner les arts, où l’on ne doit pas toujours être esclave des règles de ceux qui les ont inventées. Je ne m’attache donc point à la justification d’Élimore sur ces contraventions aux règles, si ce n’est à l’égard de celles du genre comique. Il ne porte point l’amour jusques à la fureur et ne fait point finir sa pièce de la même façon qu’une tragédie. L’amant y témoigne seulement une grande passion pour Agnès, et quand il lui demande si elle veut qu’il se tue, on voit bien qu’il n’a pas dessein de se tuer, mais de lui faire voir combien il a de tendresse pour elle ; et l’auteur fait dans cette scène un portrait admirable de ce qui se passe tous les jours. Pour le « ouf », qui fait la catastrophe, peut-on dire qu’il soit contre le caractère de la comédie, et que les règles en soient sévères jusqu’à en exclure un soupir ? Que diriez-vous, donc, de l’Amphitryon de Plaute, où Ménechme paraît véritablement furieux ? Et d’une autre de ses comédies, où Alesimachus se met tout de bon en devoir de se tuer ? Je ne dois pas oublier que vous avez avancé que L'École des femmes est toute sans action, et de vous répondre que je ne sais pas où vous en voulez trouver davantage, toutes les agitations d’esprit en Arnolphe, et tant de précautions dont il s’avise pour détourner les coups de la destinée, n’étant autre chose que des actions et des mouvements ? Venons à ce que vous dites des larcins qui se remarquent dans L’École des femmes, et des vers que vous ravalez si fort. C’est bien montrer qu’on se plaît à critiquer, soit qu’il y ait raison ou non. Dans quels poèmes mêmes des plus beaux ne vous ferai-je point voir quantité de très méchants vers, et un nombre infini de larcins, si la plupart ne sont que des imitations et des traductions ? Et quant à ce vers : « Prêchez et patrocinez jusqu’à la Pentecôte », vous savez bien que c’est une réponse de Panurge à Pantagruel, qu’il a mise exprès dans la bouche d’Arnolphe à cause qu’elle venait à propos. C’est, dites-vous aussi, une satire contre le sexe. Ce peut être une satire, mais elle ne tombe point sur le particulier, c’est-à-dire qu’elle ne désigne qui que ce soit, et que c’est comme une glace exposée, où chacun reconnaît lui seul ce qu’il est sans qu’il soit connu de personne. Vous auriez donc eu beau sujet de vous plaindre de l’ancienne comédie, où l’on ne se contentait pas de désigner les personnes par leurs actions, les comédiens se servant encore d’habits semblables aux leurs pour les mieux faire remarquer. Enfin, vous vous soulevez contre les maximes prescrites à Agnès, pour ce que ce sont, dites-vous, des leçons qu’Élimore fait à tous les maris, afin qu’ils réduisent leurs femmes à la dernière des servitudes. Il y a bien de l’apparence que les maris aillent apprendre sur le théâtre à gouverner leurs femmes, ni que celles-ci souffrent qu’on les gouverne en Agnès. Critique, donc, déraisonnable ! Critique, donc, injuste ! Critique, donc, à me faire rire, et à laquelle j’ai eu tort de m’arrêter. Je n’avais qu’à vous renvoyer à celle que l’auteur a lui-même faite de sa pièce, qui pouvait servir de verte réplique, ou bien à l’approbation que tout Paris lui donne depuis six mois, hommes et femmes ne se pouvant lasser d’aller à cette spirituelle École, et les dernières que vous y croyez si outragées, quoique je n’aie encore appris leurs plaintes que par votre bouche, en ayant même l’imprimé entre les mains pour le lire dans le temps qu’elles l’écoutent, sans doute afin de s’en rendre le plaisir plus sensible, et peut-être pour s’en mieux imprimer dans l’esprit les utiles leçons.
PALAMÈDE
Voilà répondre, ma foi, cela s’appelle répondre, et repousser comme il faut la contrescarpe ! Et je ne pense pas que vous ayez après cela le mot à dire, ni pour rire, ni que vous nous puissiez disputer la victoire que vous vous étiez promise.
CÉLANTE
Vous l’auriez pour vous à trop bon marché, Palamède, elle ne vous coûterait que la peine d’avoir bien écouté Chrysolite, qui, certainement, la mériterait mieux, si elle était due à un grand discours plutôt qu’aux bonnes raisons. Mais je pense que lui-même ne prétend rien à la victoire, et la plaisante conclusion de son plaidoyer nous témoigne qu’il a lui-même dessein de le tourner en ridicule avec l’ouvrage qu’il a fait semblant de défendre.
BÉLISE
En effet, il est plaisant de dire qu’il nous devait renvoyer à la Critique que l’auteur a faite de sa pièce, que chacun appelle son apologie. En quoi il s’est lourdement trompé, car les judicieux disent que le fin du jeu était qu’il ne s’épargnât point dans cette critique, qu’il y remarquât jusqu’aux moindres fautes avec la dernière sévérité, et qu’il fît voir ainsi qu’il n’avait pas péché par ignorance, mais expressément, et dans la vue que son poème plairait beaucoup plus avec ces défectuosités que s’il eût été selon toutes les règles. De cette façon, il aurait pu se louer, à la fin de sa Critique, d’avoir réussi comme il se l’était proposé, et fermer la bouche à tous ceux à qui son ignorance apparente la fait ouvrir, pour lui montrer ce qu’il n’a pas remarqué.
CÉLANTE
Je vous prie, examinons-là un peu sa Critique, et vous verrez qu’il s’y est seulement chatouillé pour se faire rire. C’est la plus plaisante chose du monde : la glace s’est trouvée si unie que la mouche de la critique n’y a pu trouver que sept ou huit endroits raboteux où elle ait pu s’attacher, à savoir les « enfants par l’oreille », la « tarte à la crème », le « potage », le « le », le « sobriquet d’animaux donné aux femmes », la « scène du valet et de la servante au dedans du logis », l’ « argent donné à Horace par Alphonse », le « sermon » et les « maximes », et la « manière en laquelle le même Arnolphe explique son amour à Agnès dans le cinquième acte ».
LIDAMON
Dites plus, Célante, que s’il a fait attaquer assez négligemment ces endroits, il les a aussi fort bien fait défendre : de manière qu’on peut dire qu’il n’y est demeuré d’accord d’aucune erreur, et qu’il fait confesser avec tout le monde que c’est une véritable apologie.
BÉLISE
Mais apologie de la nature de sa comédie des Précieuses ridicules et de ses deux Écoles, car il y continue ses satires, principalement contre les courtisans et contre ceux qui condamnent cette dernière pièce de L’École des femmes. Comme nous l’avons remarqué dès le commencement de notre conversation, il y ressuscite le jargon précieux, qu’il met en la bouche de tous ses personnages, et avec sept ou huit méchantes remarques sur son École, qu’il a fait tourner à son avantage, il vous a encore composé une comédie à peu de frais, ou plutôt une farce de plaisanteries, qui ne sont pas supportables, dont il a, néanmoins, tiré le même profit, tant il est heureux et tant nous sommes fols que de la meilleure pièce du monde. Mais Le Portrait du peintre, que Chrysolite trouve si peu ressemblant, nous apprend bien mieux les bévues de son École des femmes que sa Critique ; et chacun a trouvé cette peinture si juste qu’il est demeuré d’accord que son auteur avait un pinceau et des couleurs à représenter parfaitement bien les choses. Zoïle a été lui-même témoin, non pas sans quelque chagrin, des applaudissements universels qu’on a donnés à ce spirituel tableau ; et je crois qu’à présent il a bien changé le dessein qu’il pouvait avoir de riposte, et qu’il s’en tiendra à cette première bernerie, pour en éviter une autre plus fâcheuse. Revenons à Chrysolite, qui nous renvoie encore à l’approbation que tout Paris donne à Élimore. Ne sait-on pas que le nombre des ignorants est infini ? et d’ailleurs que le vulgaire reçoit les sottises qu’on lui présente plutôt que les bonnes choses ? mais que c’est moins sa faute qu’à ceux qui l’y accoutument ? Nous pouvons sur ce sujet, pour nous égayer, renvoyer Zoïle au colloque du sage Don Quichotte de la Manche avec un chanoine, où celui-ci remarquait qu’il était bien vrai que la plupart des comédies d’alors, quoique composées de fadaises, plaisaient au peuple, mais que les auteurs s’excusaient mal à propos de les composer de cette sorte, sur ce que les plus régulières n’en contentaient que trois ou quatre qui entendaient l’art, et qu’il valait mieux gagner du pain avec la multitude qu’acquérir l’applaudissement de peu de personnes, d’autant qu’il leur opposait qu’on avait représenté les savants et les idiots, et fait gagner plus d’argent aux comédiens que trente des meilleurs qui eussent ensuite paru ; d’où il concluait ce que j’ai dit, que si le vulgaire se plaisait aux sottises, il en fallait blâmer les auteurs qui les donnaient. Aussi le sage Don Quixot, ou l’auteur qui le fait parler, ajoutait judicieusement que c’était un mauvais faux-fuyant d’alléguer, pour l’excuse des poèmes irréguliers, que l’invention des républiques étant d’amuser le peuple par la comédie et de le détourner des vices où l’oisiveté le pourrait entraîner, il n’importait pas qu’elle fût selon les maximes des savants, pour ce, disait ce sage fol, que l’on parviendrait encor mieux au but des républiques par de bonnes comédies que par de mauvaises. Ainsi, il blâmait beaucoup les auteurs de ces dernières, et mêmes les comédiens qui les engageaient à les composer de cette façon, pource qu’autrement ils ne les auraient pas achetées, ce qui était cause qu’un bel esprit de son temps avait mis au jour divers ouvrages imparfaits. Il concluait aussi qu’on devait choisir à la cour des hommes intelligents pour examiner tous les dramatiques avant qu’ils parussent en public ; et c’est peut-être sur l’avis de cet oracle, que notre Abbé D... s’était offert de prendre la surintendance de nos théâtres, mais qu’il aurait fort mal méritée, comme il nous l’a montré par sa peu judicieuse critique des beaux ouvrages du grand Ariste. Chrysolite ajoute malicieusement que les femmes témoignent être fort contentes des leçons qu’on leur donne, sur une supposition qu’il fait, qu’elles ne se sont point encore plaintes et qu’elles lisent cette maudite École, en même temps qu’elle se joue, pour en avoir un double plaisir. Ignore-t-il que parmi ces femmes, il y en a assurément grand nombre d’innocentes qui ont raison de n’éclater pas en une chose qui ne les regarde point ; que celles-là, par une petite malice de la nature, prennent au contraire plaisir de voir railler les autres, et que celles-ci, méditant dans leurs coeurs des projets de vengeance, font par discrétion aussi bonne mine que ces innocentes, pour l’avantage qu’elles se trouvent à se confondre avec elles ? Par cette raison, les courtisans qui se voient dépeints dans ses satires n’en disent mot, ou même en rient, pour ne pas faire paraître qu’ils croient que ce soit leur tableau ; et les autres qui n’y ont point de part, y trouvant le plaisir de voir dauber leurs compagnons, en rient le plus qu’il leur est possible ; et voilà même, comment L’École des femmes est en apparence universellement approuvée, quoique en effet elle ne le soit peut-être de personne.
LIDAMON
Non, non, Bélise, nous nous trompons tous, la critique que Zoïle a faite de sa pièce, et l’approbation de tout Paris, nous doivent convaincre. J’ajoute que nous allons voir tout le sexe réformé par L’École des femmes. Oui, j’entre dans les sentiments de Chrysolite, il a pénétré le secret. Les femmes ne lisent et n’écoutent si attentivement l’instruction de cette École que pour en profiter. Ô que les hommes doivent savoir bon gré à Zoïle de ces leçons qui produiront la réformation de leurs femmes. Ô que Zoïle a mérité de louange de sa patrie, et plus encore que vous ne pensez, car il a augmenté les divertissements de Paris par cette troupe de comédiens dont il est le chef, qui est la meilleure du monde, et donné en même temps ce bel ouvrage de L’École des femmes, et l’autre moitié de lui-même au public, qui sont des bienfaits qui ne peuvent jamais se reconnaître.
CHRYSOLITE
Vous raillerez tant qu’il vous plaira, mais au fond Élimore est un admirable esprit.
PALAMÈDE
Un admirable esprit, oui, oui, sans doute ! et vous avez oublié quantité de belles choses qui eussent encor relevé sa louange. Vous deviez remarquer que l’on l’appelle partout un gâte-métier, à cause que tous les autres de sa profession ne font plus rien depuis qu’il s’est avisé de représenter les actions humaines.
LIDAMON
On ne peut nier qu’il ne soit un admirable esprit, et qu’il ne soit aussi plus heureux que sage. Jusques ici, la satire n’avait rien valu que du bois et il a trouvé le secret d’en faire la pierre philosophale, et d’en tirer de bon argent. Il a trouvé le secret de rendre agréable en public ce qui ne se pouvait souffrir en particulier, et chacun rit, ou fait semblant de rire, de se voir jouer par lui sur le théâtre.
CÉLANTE
Il est vrai que cela ne saurait être assez admiré, et qu’il faut avouer qu’il a esprit et bonheur.
CHRYSOLITE
Avez-vous vu le Remerciement qu’il a fait sur sa pension de bel esprit ? Rien n’a été trouvé si galant, ni si joli. C’est un portrait de la cour, trait pour trait. On y voit la cour comme si l’on y était : les habits, la façon d’agir des courtisans, enfin tout vous y paraît, jusques au ton de voix.
BÉLISE
Ha, ha, ha, l’excellent peintre, il tire l’échelle après lui.
CÉLANTE
Certainement, il faut être bon peintre pour représenter aussi la voix.
[...]
PALAMÈDE
C’est ce qui me déplaît de ses ouvrages, qu’ils font ainsi chiffonner et délabrer les habits, car on ne saurait encore aller à son École et à sa Critique qu’on ne trouve au retour beaucoup de choses à dire à sa propreté, ou au compte de ses rubans, et même que l’on n’ait quelque morceau moins de son étoffe.
CÉLANTE
Ô vous avez tiré cela de sa Critique, où il l’a remarqué par une vanité insupportable, pour faire voir avec quelle ardeur on court à ses pièces, et pour railler aussi les fols qui vont à la presse.
BÉLISE
Hé ! Laissez poursuivre.
LIDAMON
Il fallut voir cette belle pièce, en admirer chaque vers, chaque terme, chaque virgule, chaque point, tant tout en paraissait mystérieux ; et enfin, me sentir étourdir les oreilles par un : « Ô voilà qui est beau ! qui est admirable ! qui est incomparable ! » qui sortait des bouches d’une tourbe d’habiles gens qui m’environnaient. Mais vous savez que les plus éclairés des esprits, des gens, qui sont les soleils du monde lettré, ont décidé que ce Remerciement était une très belle pièce, et c’est tout dire.
CÉLANTE
Si c’est tout dire, car aussi bien, nous avons été assez sur une même matière, il faut voir ce que nous avons à faire pour achever la journée.
À part, à BÉLISE
Mais je sais que vous désirez aussi parler contre notre ennemi.
BÉLISE
Tout beau, je me suis réservé une attaque.
PALAMÈDE
Ô la mauvaise ! c’est elle qui vous a ramené sur la friperie du pauvre Élimore, lorsque vous n’y pensiez plus. Il faut avouer qu’elle lui en veut terriblement. Eh bien ! qu’elle nous fasse voir ce qu’elle a sur le coeur.
CÉLANTE
Vite, Bélise, je meurs d’impatience de savoir ce qui vous touche.
BÉLISE
C’est l’intérêt commun du sexe. Pouvons-nous souffrir qu’il insulte la mode et le luxe, comme il fait dans son École des maris ? S’il en était cru, les hommes se rengaineraient dans leurs étuis du bon temps : ils reprendraient les grands pourpoints et les grègues étroites qui se liaient sur le genou, ils rétabliraient la rotonde et le petit collet pour représenter les vieux siècles ; ils paraîtraient dans une stérilité universelle d’ajustements et perdraient ainsi tout cet air galant qui nous les rend supportables.
CÉLANTE
L’enjouée ! Je ne m’attendais pas à cette cascade et je crois, Messieurs, que vous ne vous y attendiez pas non plus.
PALAMÈDE
Elle nous donne notre fait en passant.
LIDAMON
Elle nous avertit que nous ne plairions guère à son sexe, sans la mode, et que nous lui sommes ainsi obligés de la bonté qu’elles ont de nous souffrir.
CÉLANTE
Vous lui pouvez dire que la chose serait réciproque.
BÉLISE
Je ne prétends pas nous exempter du ridicule où nous tomberions aussi par la chute de la mode, et je n’estime pas que la nature fût assez puissante pour nous faire valoir toute seule ce que nous valons avec la mode. Il n’en faut point faire la petite bouche, la mode nous communique beaucoup de grâces que l’autre ne nous donne point ; et plusieurs de nos compagnes enlèvent bien des coeurs par leurs ajustements, qui demeureraient éternellement en leur place, s’il n’y avait que les seuls agréments de la nature. Mais il faut encore que cette mode soit soutenue par le luxe : il ne lui est pas moins avantageux, qu’elle nous est avantageuse et, pour dire le vrai, elle en tire la plus grande partie de l’éclat qu’elle nous prête, et tout contribue à embellir les deux sexes. C’est néanmoins ce beau et cet aimable luxe qu’Élimore attaque encore dans son École des maris : et il ne tiendra pas à lui, qu’ils ne nous dépouillent de tous nos charmes, en nous retranchant les points de Venise, les riches étoffes, et cette prodigieuse, mais agréable quantité de rubans qui font un si bel effet : qu’en dites-vous ?
[...]
UN LAQUAIS, à LIDAMON
Lysandre demande s’il peut vous voir.
LIDAMON
Dis-lui qu’il le peut, et qu’il n’y a personne ici qui ne soit bien aise de le voir. À la compagnie. C’est un jeune Gentilhomme de bonne naissance, qui a de l’esprit infiniment, et qui possède de quoi charmer les dames, car il n’y a guère de femme plus belle, ni mieux faite que lui.
PALAMÈDE
Il est Anglais, mais il parle mieux français que nous et n’a pas moins l’air de cette cour que s’il y avait été nourri.
CÉLANTE
Bélise, c’est de lui que l’on nous parlait si avantageusement chez Olympe.
CHRYSOLITE
Je ne l’ai point vu ; mais il me fait ressouvenir d’une aventure qui m’est fraîchement arrivée en Angleterre.
SCÈNE SIXIÈME.
LIDAMON, PALAMÈDE, CHRYSOLITE, LYSANDRE, CÉLANTE, BÉLISE
LIDAMON
Le voici. Lysandre, vous êtes le très bienvenu : C’est une parole que je puis vous porter au nom de toute la compagnie. Ces belles et ce cavalier ont ouï parler de vous en assez bons termes, et ils pourront à présent reconnaître qu’on ne vous a point flatté.
LYSANDRE. Ces belles dames, sans doute, et le reste de la compagnie, savent que Lidamon est le plus civil et le plus obligeant qui soit à la cour française, et prendront ainsi, pour un effet de sa civilité, tout le bien qu’il leur a pu dire d’un étranger.
CÉLANTE
Ce que nous voyons, et ce que nous entendons, nous convainc que Lidamon n’a rien dit qu’il ne le doive à la vérité : et que pour vous rendre justice, nous devons enchérir sur les bons sentiments qu’il nous a faits concevoir d’un étranger qui peut effacer le gentilhomme le plus accompli de notre cour.
LYSANDRE. Il me faudrait autant d’esprit qu’en a la charmante personne qui me loue si obligeamment ; et de plus, être aussi bien instruit qu’elle, en une langue qui m’est étrangère, pour la remercier d’assez bonne grâce ; et comme cela me manque, elle m’épargnera, s’il lui plaît, un mauvais compliment, et me permettra de demander à cette illustre Compagnie quel était le sujet de son entretien, s’il se peut communiquer ?
LIDAMON
Il vous peut bien être communiqué, car c’est un sujet public : c’est L’École des femmes, sur laquelle roulait notre conversation. Je ne doute point que depuis que vous êtes ici, vous n’ayez eu la curiosité d’y aller et que vous ne sachiez ce que c’est.
LYSANDRE. J’avais cette curiosité, même en Angleterre ; et quand je n’eusse point eu de sujet de venir à Paris, je crois que j’y serais venu exprès, pour voir jouer L’École des femmes, tant elle faisait de bruit en notre pays.
CHRYSOLITE
Cette pièce fait du bruit par tout le monde, et c’est encore une preuve de sa bonté. Dites-nous, Lysandre, en quelle opinion elle est en Angleterre.
LYSANDRE. Deux choses empêchent qu’elle n’y soit au goût d’un chacun : l’une que c’est une assez languissante comédie et que, comme vous le savez, il y a longtemps qu’on n'aime chez nous que la pure tragédie ; l’autre, que le maître de cette École est un maître bourru, qui veut former les maris tout à rebours de ce qu’il sont en Angleterre, de quoi nos Dames ne sont nullement contentes.
LIDAMON
Vous avez raison. Les maris y sont tout à fait bons, je le sais par expérience. J’en ai vu ici quelques-uns qui m’ont surpris par cette bonté. Loin d’être jaloux de leurs femmes, ils aiment tous ceux qui les courtisent et l’on ne saurait leur faire plus grand bien que d’en conter à leurs chères moitiés. Ils sont tellement sensibles à leur plaisir qu’ils lui sacrifieraient jusques à leur honneur, et pareillement si sensibles à leurs maux que l’on m’a dit qu’une femme accouchant si loin de son mari que vous puissiez imaginer, il sent comme elle toutes les douleurs de l’accouchement, se met au lit, et fait toutes les cérémonies d’une accouchée. Voilà une sympathie de laquelle je n’avais jamais ouï parler. Ces bons hommes sont, donc, semblables à ceux que l’ont tourmente par des figures d’enchantement, dont ils ressentent tous les contrecoups.
LYSANDRE. C’est un conte qu’on vous a fait, ou que vous faites vous-mêmes pour rire, Lidamon. Mais il est certain qu’il n’y a point d’hommes en toute la terre plus complaisants à leurs femmes, ni qui complaisent davantage à leurs moindres incommodités.
CÉLANTE
Ô les honnêtes gens ! Il serait à souhaiter qu’un Anglais fît à son tour L’École des Maris, pour l’opposer à celle de Zoïle : toutes les maximes en pourraient être favorables aux dames françaises.
BÉLISE
Rieuse perpétuelle, cela ne leur est aucunement nécessaire : les dames françaises ne sont point à plaindre et, puisqu’il faut que je le dise, elles ont autant de liberté que les femmes en puissent avoir ailleurs. Il vaudrait mieux faire une pareille École en faveur des Espagnoles, et des Italiennes, dont les maris sont tellement en défiance qu’ils les tiennent perpétuellement enfermées.
CÉLANTE
Oui, mais vous ne savez pas ce que ces maudites Écoles de Zoïle pourront opérer sur l’esprit des nôtres. Les choses que vous en disiez tantôt en riant pourraient bien quelque jour être effectives, et nous savons qu’il y a déjà des hommes qui se prévalent des fausses instructions qu’on leur a données, qui ont changé leur belle humeur en celle des amants brutaux des deux Écoles de Zoïle, et qui commencent de resserrer leurs femmes, de leur retrancher les ajustements, et de leur ôter même le papier et les tablettes sur quoi elles écrivaient la dépense de leur maison, de crainte que, sous ce prétexte, elles écrivent à quelques galants.
CHRYSOLITE
Cela est de l’invention de Célante.
PALAMÈDE
Elle n’oublie rien pour aigrir les esprits contre ce pauvre faiseur de portraits.
CÉLANTE
Non, non, ce que je vous dis est une histoire, et non un conte. Je sais deux femmes, et deux des plus femmes de bien qui soient en France, qui faisaient de leurs maris ce qu’elles voulaient, et qui en sont à présent traitées avec la rigueur que je vous ai dite.
LIDAMON
L’accident est fâcheux, et tire à conséquence. Il ne faut qu’un exemple ou deux comme celui-là, pour allumer la guerre civile dans toutes les petites républiques des ménages, et tout de bon, l’auteur de ces séditions particulières n’est pas moins coupable que ceux qui soulèvent les villes et les provinces. Mais détournons ces idées fâcheuses pour les uns et pour les autres, car les maris ne se trouveraient pas mieux que les femmes dans ces guerres intestines et, reconnaissant à la fin le tort que le poète satirique leur aurait fait, seraient gens à le payer les premiers de sa bévue, si les courtisans qu’il a offensés ne les préviennent et ne lui font sentir ce qu’il a plus finement qu’honorablement fait courir le bruit qu’on lui voulait donner, afin d’exciter davantage la curiosité, insinuant par là dans les esprits qu’il fallait que sa pièce fût une satire furieusement aiguë, ce que l’on chérit le plus, et après quoi l’on court avec bien plus d’empressement.
PALAMÈDE
S’il arrivait qu’il fût ainsi bourré, ce serait là, Chrysolite, le vrai sujet de la pièce que vous méditiez tantôt, et qui mériterait bien ainsi pour titre Le Triomphe du beau sexe. Mais je crois que vous auriez quelque peine à l’obliger de travailler à cet ouvrage, pour le réconcilier avec le beau sexe ; et des malins, au lieu de suivre ce titre, lui en donneraient, peut-être, un autre, et l’appelleraient Le Zoïle bourré ou Le Beau Sexe vengé sur les épaules de Zoïle.
CHRYSOLITE
Ho, ho ! À votre tour, aussi, vous daubez Élimore.
PALAMÈDE
Croyez-vous, que je voulusse tenir son parti contre le plus grand nombre ? Vous avez bien reconnu, sans doute, que j’ai fait semblant de me ranger de votre côté, seulement pour rendre le jeu meilleur, et je m’imagine bien que vous n’avez non plus défendu Zoïle contre ces belles personnes et le brave Lidamon qu’afin de donner à la conversation tout l’agrément qui lui vient de la diversité des opinions, quand elles sont poussées avec le tempérament que leur savent donner les esprits galants, les esprits passés par l’étamine de la cour, et non avec la chaleur pédantesque et querelleuse des écoles.
CHRYSOLITE
Vous m’outrageriez, si vous expliquiez autrement ma défense d’Élimore. En effet, je n’y ai eu d’autre dessein que le divertissement de la compagnie. Pour vous dire mes véritables sentiments de L’École des maris, L’École des femmes et de la Critique de celle-ci, je les estime des satires bonnes à jeter au feu, principalement celle de L’École des femmes et sa fausse critique. On remarque très bien que l’auteur veut s’y moquer de la religion, et donner des idées contre la pureté des moeurs que le respect de celles devant qui je parle m’empêche d’exagérer ; et je loue le zèle que l’un de nos plus sages magistrats a témoigné pour la suppression d’une si méchante et si détestable chose.
LIDAMON
Vous avez bien fait de corriger vos plaidoyers. Autrement je vous déclare que vous étiez mal dans vos affaires avec vos belles maîtresses, ou je me suis trompé dans le jugement que j’ai fait de leur contenance et de leurs réparties.
CÉLANTE
Vous en avez parfaitement bien jugé. Je vous assure que Bélise et moi n'avons fait tomber la conversation sur L’École des femmes que pour découvrir de quelle manière nos amants en useraient quand nous aurions changé avec eux la qualité de maîtresses en celle d’épouses ; et si nous les eussions vus pencher tant soit peu vers les sentiments que Zoïle veut donner aux maris, nous aurions chacune épousé une grille plutôt qu’eux.
CHRYSOLITE
Nous ne sommes pas gens, Palamède et moi, à vouloir changer les coutumes de France ; et je suis trop assuré de la bonne conduite de Bélise pour ne pas lui laisser la qualité de ma plénipotentiaire.
PALAMÈDE
Je n’ai point d’autres sentiments à l’égard de Célante. Je condamne hautement ce qu’a dit Zoïle, que toute la puissance était du côté de la barbe ; et pour le moins, vous n’aurez pas à craindre, belle Célante, qu’elle soit de longtemps plus de mon côté que du vôtre. A peine voit-on encore paraître, à l’entour de mon menton, ce que l’on nomme poil follet.
LIDAMON
La conversation ne se pouvait terminer plus gaillardement, ni avec plus de satisfaction réciproque. Mais comme après la sentence prononcée sur une affaire, on en demeure là, je suis d’avis que nous finissions notre entretien sur le sujet de Zoïle, et que nous allions faire un tour de cours. Le temps est parfaitement beau et je crois que nous y verrons aussi du beau monde.
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