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1669
Gabriel Guéret, La Promenade de Saint-Cloud
in Mémoires historiques, critiques, et littéraires…, vol. II, Paris, Hérissant, 1751.
Le Tartuffe critiqué par des spectateurs fictionnels
Conservé sous forme manuscrite jusqu'à ce qu'il soit édité au XVIIIe siècle, ce dialogue satirique consacre un très long passage au Tartuffe de Molière, et plus loin, à Molière lui même.
– [Tout le reste des pièces de La Fontaine ] ne plait pas de même ; et sans parler de son Eunuque de Térence, et de quelques autres pièces qu'il a faites contre son génie, sa Psyché n'a pas eu le succès qu'il s'en promettait ; et Barbin commence à regretter les cinq cent écus qu'il en a donnés, aussi bien que Ribou les deux cents pistoles que lui coûtent le Tartuffe.
– Comment ! dit Cléante, est-il possible que le Tartuffe, qui a si fort enrichi Molière et sa troupe, n'enrichisse pas le libraire ? Cette pièce, qui est devenue un préservatif contre les surprises du bigotisme, n'est-elle pas d'une nécessité absolue dans toutes les familles, et ne devrait-on pas même en faire des leçons publiques ?
– Ne vous y trompez pas, repartis-je, une pièce peut être bonne pour les comédiens, et ne valoir rien pour les libraires. Quand elle sort du théâtre pour aller au Palais, elle est déjà presque toute usée, et la curiosité n'y fait plus courir. Mais, sans parler de cela, avouons que le mystère a bien fait valoir cette comédie, que les défenses et l'excommunication lui ont bien servi, et qu'elle n'égale point cette grande réputation qu'on lui a donnée. Je ne vous dis point d'ailleurs, que Molière n'est pas l'original de ce dessein ; vous savez que l'Arétin l'avait traité avant lui, que même il y en a quelque chose dans la Macette de Régnier, et quoiqu'il y ait toujours beaucoup de mérite à bien imiter, néanmoins on ne s'acquiert point par-là cette grande gloire dont on a honoré l'auteur du Tartuffe.
– Je ne l'ai vu représenter qu'une fois, dit Oronte, et je pense que sans ce grand scandale qu'elle a fait, je l'aurais vue plus de trois avec plaisir. Mais, en vérité, on me l'avait élevée si haut que, n'y trouvant point ces grandes merveilles qu'on m'avait vantées, je la regardai comme une pièce ordinaire, et peut-être même lui refusai-je des applaudissements qu'elle méritait.
– Je suis certain, dit Cléante, qu'il y a bien des endroits qui ont dû vous plaire. Pour moi, je trouve le rôle de la vieille fort bien inventé ; et ce qui le rend, à mon avis, plus considérable, c'est qu'elle paie Orgon en même monnaie qu'il payait ceux qui parlaient mal de Tartuffe, et qu'elle punit son incrédulité par la sienne.
– Le caractère de l'honnête homme, dit Oronte, est ce qui me touche le plus. C'est le seul qui soit plus égal, et qui règne plus universellement dans cette pièce. Il est honnête homme dans ce qu'il dit contre l'imposteur ; il l'est quand il parle à Orgon ; il l'est encore lorsqu'il veut arrêter l'emportement de Damis. Enfin, il l'est en toutes rencontres ; et j'estime d'autant plus ce personnage que par opposition il rend celui de Tartuffe plus odieux, et met ses impostures en plein jour.
– Vous ne dites rien, interrompis-je, du rôle de la suivante. Est-ce qu'il n'est pas encore excellent ?
– De grâce, reprit Oronte, ne parlons point de ce personnage. Il est contre toute vraisemblance ; et je ne saurais souffrir qu'une soubrette, que sa maîtresse laisse en l'antichambre quand elle rend ses visites, et dont le plus bel emploi est d'aller acheter un lacet quand celui de sa dame est rompu, décide absolument sur les plus importantes affaires d'une famille. Il n'y a que pour elle à parler ; elle interrompt Orgon à tous moments ; elle dit son sentiment la première, et elle passe même jusqu'à résister en face à son maître.
– Un auteur, dit Cléante, est bien misérable quand il s'expose au jugement du public. Car enfin le personnage de cette suivante, qui ne vous plaît pas, est l'un de ceux qui fait le plus valoir cette comédie ; et, après tout, si vous faites réflexion sur la manière dont nous vivons maintenant, il ne vous paraîtra point étrange. Une suivante aujourd'hui se mêle de tout ; pour peu de temps qu'elle demeure en une maison, elle y acquiert beaucoup d'empire ; elle entre bientôt dans la confidence de son maître. En cet état, tout lui est permis ; sous prétexte qu'elle se croit nécessaire, elle oublie sa condition, et elle pense avoir droit d'imposer son jugement sur toutes choses. Voilà la vraie peinture de nos mœurs ; et surtout c'est le portrait de ces suivantes ridicules, qui sont le véritable objet de la comédie.
– Je ne voudrais pas, dis-je, non plus que vous, blâmer ce personnage, parce qu'il est assez selon les mœurs d'aujourd'hui. Mais il me semble que le caractère de Tartuffe n'est pas assez bien gardé, et je m'étonne qu'on n'en ait rien dit à Molière dans les récits qu'il en a faits en tant de maisons. Je n'aime point que l'imposteur, pour exprimer son amour, se serve de mots consacrés à la religion. La nouveauté de ces termes est capable d'effaroucher une belle, ou, tout au moins, d'attirer sa raillerie. Et quand il s'écrie d'un ton plaintif
Ah! si vous daigniez voir d'une âme peu bénigne
Les tribulations de votre esclave indigne
il n 'y a point de femme qui ne se représente l'Office des Morts, et que ce terrible mot de tribulations n'épouvante, ou qui n'éclate de rire de l'extravagance de cette expression. Les véritables tartuffes sont plus délicats que cela. Ils croiraient se trahir par ces sortes de paroles, et ils savent trop de quelle importance est en amour la politesse du discours, pour ne pas éviter tout ce qui peut blesser une oreille fine. Mais laissons cette critique, et avouons que Molière ne devait rien dire du valet de l'imposteur, ou qu'il fallait le faire paraître. Car on en parle comme d'un maître fourbe, et ce trait qu'on lui donne, excite dans le spectateur la curiosité de le voir, et le fait demander à chaque scène.
– Ce que vous dites de ce valet, reprit Oronte, me semble bien remarqué ; et véritablement je l'attendais après l'éloge qu'on en avait fait. À l'égard de Tartuffe, je demeure d'accord avec vous que ce n'est point la manière des hypocrites, de faire l'amour en des termes que l’Église a consacrés. Ils peuvent bien, quand ils parlent de dévotion, employer les termes d'onction, de liquéfaction, et mille autres de cette force. Mais hors de là ils ne s'en servent jamais. Ce n'est pas que l'Arétin n'ait passé plus avant. Car, s'il vous en souvient encore, son imposteur va jusqu'à dire des oraisons. Mais la faute de l'Arétin ne peut excuser celle de Molière.
– Cette pièce, dis-je alors, mériterait bien une dissertation ; et nous remarquons là des choses qui seraient dignes d'être examinées, et de ne passer pas si légèrement. Il y en aurait même encore d'autres à relever ; et l'on n'oublierait pas la quatrième scène du second acte, où Valère et Marianne se piquent si mal à propos, et se font une querelle qui ne fait rien à l'affaire. On pourrait parler encore du dénouement, et peut-être serait-ce le seul endroit où la critique aurait plus de prise, car je ne vois guère de raisons pour l'excuser, et Molière devait garder son dieu de machine pour une autre fois. Encore s'il avait préparé ce dénouement ; mais il n'y a rien qui le dispose, ni qui le rende vraisemblable, car l'affaire n'a pas éclaté. On délibère encore dans la famille sur les voies que l'on doit prendre pour se garantir des poursuites de l'imposteur ; et néanmoins, sans qu'il paraisse qu'aucune plainte soit venue aux oreilles du roi, on voit arriver son secours par une grâce prévenante.
– Que ne dénouait-il sa pièce, dit Oronte, par quelque nullité de la donation ? Cela aurait été plus naturel ; et du moins les gens de robe l'auraient trouvé bon.
– Ne pensez pas railler, dit Cléante ; c'était son premier dessein ; et considérant Tartuffe comme un directeur, il tirait de cette qualité la nullité de la donation. Mais ce dénouement était un procès, et je lui ai ouï dire que Les Plaideurs ne valaient rien.
– Tout ce que nous reprochons ici au Tartuffe, ne vaut pas le bien que l'on en doit dire ; et je suis sûr, dit Oronte, qu'il n'y a pas un de nous qui n'ait une estime très singulière pour son auteur. Nous n'avons encore vu personne, qui ait porté le comique si loin qu'il a fait ; et il s'est acquis dans ce genre d'écrire une réputation qui ne cède en rien à celle des tragiques les plus célèbres.
– Aussi, dit Cléante, sait-il admirablement faire valoir ses pièces, et il a le secret de les ajuster si bien à la portée de ses acteurs, qu'ils semblent être nés pour tous les personnages qu'ils représentent. Sans doute qu'il les a tous dans l'esprit quand il compose. Ils n'ont pas même un défaut dont il ne profite quelquefois, et il rend originaux ceux-là mêmes qui sembleraient devoir gâter son théâtre. De l'Espy, qui ne promettait rien que de très médiocre, parut inimitable dans L'École des maris, et Béjart le boiteux nous a donné Des Fougerais au naturel dans Les Médecins.
– Ce que vous dites là de Molière est très véritable. C'est un homme, dis-je alors, qui a eu le bonheur de connaître son siècle aussi parfaitement que sa troupe, et qui a découvert heureusement le goût de la cour. Il a bien vu que les esprits commençaient à se lasser de ces grandes pièces qui ne laissent que de la tristesse et du chagrin. Il a mis la satire sur le théâtre, et la promenant par toutes les conditions des hommes, il les a raillés les uns après les autres, et chacun a eu le plaisir de rire de son compagnon. L’Hôtel de Bourgogne, jaloux du succès qu’avait le Petit-Bourbon, ne put se soutenir qu’en l’imitant ; et s’il vous en souvient, on vit tout à coup ces comédiens graves devenir bouffons et leurs poètes héroïques se jeter dans le goguenard. C’est ce qui nous a produit Le Secrétaire de Saint-Innocent, Le Mariage de Rien, Le Baron de la Crasse, Le Marquis Bahutier, Le Portrait du Peintre, Le Menteur qui ne ment point, L’Ecole des jaloux, La Noce de village, Le Baron d’Albicraq, Les Plaideurs, et plusieurs autres comédies qui, la plupart comparées à celles de Molière, ne passent que pour des farces. Mais au moins ont-elles servi pour entretenir le commerce, et c’est par là que l’Hôtel s’est sauvé comme le Marais, par machine.
– C'est pour cela, dit Oronte, que M. Corneille s'est insensiblement retiré du théâtre. Il n'a pas voulu s'opposer à un torrent qu'il aurait eu grand peine d'arrêter, quand même il n'aurait rien perdu de sa première vigueur ; et il a cru que la Muse chrétienne siérait mieux à son âge, et qu'elle ne serait pas infructueuse. Aussi ne s'est-il pas trompé ; car je lui ai ouï dire, continua-t-il, que son Imitation lui avait plus valu que la meilleure de ses comédies, et qu'il avait reconnu, par le gain considérable qu'il y a fait, que Dieu n'est jamais ingrat envers ceux qui travaillent pour lui.
Edition de 1751 en ligne sur Google Books, p. 204-214.
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