Par support > Romans, nouvelles > Le Roman comique, troisième partie

 

1679

[Anonyme], Le Roman comique, troisième partie

Paris, Barbin, 1679

Une représentation de Ragotin

Ragotin fait ses premiers pas sur les planches, mais c'est encore pour se moquer de lui que les comédiens l'ont mis là.

La comédie allait toujours avant, et l’on représentait tous les jours avec grande satisfaction de l’auditoire, qui était toujours beau et fort nombreux. Il n’y arrivait aucun désordre, parce que Ragotin tenait son rang derrière la scène […]

[La Rancune dit à Ragotin] :

– Monsieur Ragotin, ne vous ennuyez pas encore, car apprenez qu’il y a grande différence du barreau au théâtre : si l’on n’y est bien hardi, l’on s’interrompt facilement ; et puis la déclamation des vers est plus difficile que vous ne pensez. Il faut observer la ponctuation des périodes et ne pas faire paraître que ce soit de la poésie, mais les prononcer comme si c’était de la prose, et il ne faut pas les chanter ni s’arrêter à la moitié ni à la fin des vers comme fait le vulgaire, ce qui a très mauvaise grâce. Et il y faut être bien assuré : en un mot, il faut animer par l’action. Croyez-moi donc, attendez encore quelque temps, et, pour vous accoutumer au théâtre, représentez sous le masque à la farce : vous y pourrez faire le second zanni. Nous avons un habit qui vous sera propre (c’était celui d’un petit garçon qui faisait quelquefois ce personnage-là, et que l’on appelait Godenot) ; il faut parler à M. le Destin et à Mademoiselle de l’Etoile.

Ce qu’ils firent le jour même, et fut arrêté que le lendemain Ragotin ferait ce personnage-là. Il fut instruit par la Rancune (qui, comme vous avez vu au premier tome de ce roman, s’enfarinait à la farce) de ce qu’il devait dire. Le sujet de celle qu’ils jouèrent fut une intrigue amoureuse que la Rancune démêlait en faveur du destin. Comme il se préparait à exécuter ce négoce, Ragotin parut sur la scène, auquel la Rancune demanda en ces termes :

– Petit garçon, mon petit Godenot, où vas-tu si empressé ?

Puis s’adressant à la compagnie (après lui avoir passé la main sous le menton et trouvé sa barbe) :

– Messieurs, j’avais toujours cru que ce que dit Ovide de la métamorphose des fourmis en pygmées (auxquelles les grues font la guerre) était une fable. Mais à présent je change de sentiment, car sans doute en voici un de la race, ou bien ce petit homme, ressuscité, pour lequel on a fait (il y a environ sept ou huit cents ans) une chanson que je suis résolu de vous dire ; écoutez bien :

Chanson :
Mon père m’a donné mari.
Qu’est-ce que d’un homme si petit ?
Il n’est pas plus grand qu’une fourmi.
Hé ! Qu’est-ce ? Qu’est-ce ? Qu’est-ce ? Qu’est-ce ?
Qu’est-ce que d’un homme,
S’il n’est, s’il n’est homme ?
Qu’est que d’un homme si petit ?

A chaque vers la Rancune tournait et retournait le pauvre Ragotin et faisait des postures qui faisaient bien rire la compagnie. […]

Après que la Rancune eut achevé sa chanson, il montra Ragotin et dit : « Le voici ressuscité », et en disant cela il dénoua le cordon avec lequel son masque était attaché, de sorte qu’il parut à visage découvert, non pas sans rougir de honte et de colère tout ensemble. Il fit pourtant de nécessité vertu, et pour se venger il dit à la Rancune qu’il était un franc ignorant d’avoir terminé tous les vers de sa chanson en i, comme cribli, trouvi, etc… et que c’était très mal parlé, qu’il fallait dire trouva ou trouvai. Mais la Rancune lui repartit .

– C’est vous, Monsieur, qui êtes un grand ignorant, pour un petit homme, car vous n’avez pas compris ce que j’ai dit, que c’était une chanson si vieille que, si l’on faisait un rôle de toutes les chansons que l’on a faites en France depuis que l’on y fait des chansons, ma chanson serait en chef. D’ailleurs ne voyez-vous pas que c’est l’idiome de cette province de Normandie où cette chanson a été faite, et qui n’est pas si mal à propos comme vous vous imaginez ? Car, puisque selon ce fameux Savoyard M. de Vaugelas, qui a réformé la langue française, l’on ne saurait donner de raison pourquoi l’on prononce certains termes, et qu’il n’y a que l’usage qui les fait approuver, ceux du temps que l’on fit cette chanson étaient en usage ; et comme ce qui est le plus ancien est toujours le meilleur, ma chanson doit passer, puisqu’elle est la plus ancienne. Je vous demande, Monsieur Ragotin, pourquoi est-ce que, puisque l’on dit de quelqu’un « il monta à cheval et il entra en sa maison », que l’on ne dit pas "il descenda" et "il sorta", mais "il descendit" et "il sortit" ? Il s’ensuit donc que l’on peut dire "il entrit" et "il montit", et ainsi de tous les termes semblables. Or, puisqu’il n’y a que l’usage qui leur donne le cours, c’est aussi l’usage qui fait passer ma chanson.

Comme Ragotin voulait repartir, le Destin entra sur la scène, se plaignant de la longueur de son valet la Rancune, et l’ayant trouvé en différend avec Ragotin, il leur demanda le sujet de leur dispute, qu’il ne put jamais apprendre : car ils se mirent à parler tous à la fois, et si haut qu’il s’impatienta et poussa Ragotin contre la Rancune, qui le lui renvoya de même, en telle sorte qu’ils le ballotèrent longtemps d’un bout du théâtre à l’autre, jusqu’à ce que Ragotin tomba sur les mains et marcha ainsi jusques aux tentes du théâtre, sous lesquelles il passa. Tous les auditeurs se levèrent pour voir cette badinerie, et sortirent de leurs places, protestant aux comédiens que cette saillie valait mieux que leur farce, qu’aussi bien ils n’auraient pu achever, car les demoiselles et les autres acteurs, qui regardaient par les ouvertures des tentes du théâtre, riaient si fort qu’il leur eût été impossible.

Edition de 1857 disponible sur Gallica.


Pour indiquer la provenance des citations : accompagner la référence de l’ouvrage cité de la mention « site Naissance de la critique dramatique »