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1679
[Anonyme], Le Roman comique, troisième partie
Paris, Barbin, 1679
Bagarre et trouble des spectateurs
Lors d'une représentation de Dom Japhet d'Arménie de Scarron en province, Ragotin, personnage comique et fâcheux du roman, provoque une bagarre qui finit par impliquer tout le public.
Ce jour-là, on joua le Dom Japhet, ouvrage de théâtre aussi enjoué que celui qui l’a fait a sujet de l’être peu. L’auditoire fut nombreux, la pièce fut bien représentée, et tout le monde fut satisfait, à la réserve du désastreux Ragotin. Il vint tard à la comédie, et, pour la punition de ses pêchés, il se plaça derrière un gentilhomme provincial à large échine et couvert d’une grosse casaque qui grossissait beaucoup sa figure. Il était d’une taille si haute au-dessus des plus grandes qu’encore qu’il fut assis, Ragotin, qui n’était séparé de lui que d’un rang de sièges, crut qu’il était debout et lui cria incessamment qu’il s’assît comme les autres, ne pouvant croire qu’un homme assis ne dût pas avoir sa tête au niveau de toutes celles de la compagnie. Ce gentilhomme, qui se nommait la Baguenodière ignora longtemps que Ragotin parlât à lui. Enfin Ragotin l’appela Monsieur à la plume verte, et comme véritablement il en avait une bien touffue, bien sale et peu fine, il tourna la tête et vit le petit impatient qui lui dit assez rudement qu’il s’assît. La Baguenodière en fut si peu ému qu’il se retourna vers le théâtre comme si de rien n’eût été. Ragotin lui récria encore qu’il s’assît. Il tourna encore la tête devers lui, le regarda, et se retourna vers le théâtre. Ragotin récria. Baguenodière tourna la tête pour la troisième fois, pour la troisième fois, se retourna vers le théâtre. Tant que dura la comédie, Ragotin lui cria de même force qu’il s’assît, et la Baguenodière le regarda toujours d’un même flegme, capable de faire enrager tout le genre humain. On eût pu comparer la Baguenodière à un grand dogue et Ragotin à un roquet qui aboie après lui, sans que le dogue en fasse autre chose que d’aller pisser contre un muraille. Enfin tout le monde prit gare à ce qui se passait entre le plus grand homme et le plus petit de la compagnie, et tout le monde commença d’en rire dans le temps que Ragotin commença d’en jurer d’impatience, sans que la Baguenodière dît autre chose que de le regarder froidement. Ce Baguenodière était le plus grand homme et le plus grand brutal du monde. Il demanda avec sa froideur accoutumée à deux gentilshommes qui étaient auprès de lui de quoi ils riaient. Ils lui dirent ingénument que c’était de lui et de Ragotin, et pensaient bien par là le congratuler plutôt que lui déplaire. Ils lui déplurent pourtant, et un "Vous êtes de bons sots", que La Baguenodière d’un visage renfrogné leur lâcha assez mal à propos, leur apprit qu’il prenait mal la chose et les obligea à lui repartir chacun pour sa part d’un grand soufflet. La Baguenodière ne put d’abord que les pousser des coudes à droite et à gauche, ses mains étant embarrassées dans sa casaque et, devant qu’il les eût libres, les gentilshommes qui étaient frères et fort actifs de leur naturel, lui purent donner une demi-douzaine de soufflets, dont les intervalles furent par hasard si bien compassés, que ceux qui les ouïrent sans les voir donner crurent que quelqu’un avait frappé six fois des mains l’une contre l’autre à égaux intervalles. Enfin la Baguenodière tira ses mains de dessous sa lourde casaque. Mais, pressé comme il était des deux frères qui le gourmaient comme des lions, ses longs bras n’eurent pas leurs mouvements libres. Il se voulut reculer et il tomba à la renverser sur un homme qui était derrière lui, et le renversa lui et son siège sur le malheureux Ragotin, qui fut renversé sur un autre, qui fut aussi renversé sur un autre, et ainsi de même jusqu’où finissaient les sièges, dont une file entière fut renversée comme des quilles. Le bruit des tombants, des dames foulées, des belles qui avaient peur, des enfants qui criaient, des gens qui parlaient, de ceux qui riaient, de ceux qui se plaignaient et de ceux qui battaient des mains fit une rumeur infernale. Jamais un aussi petit sujet ne cause de plus grands accidents, et ce qu’il y eut de merveilleux, c’est qu’il n’y eut pas une épée tirée, quoique le principal démêlé fût entre des personnes qui en portaient, et qu’il y en eût plus de cent dans la compagnie. […] Ce hideux chaos de tant de personnes et de sièges mêlés les uns dans les autres fut longtemps à se débrouiller. Tandis que l’on y travaillait et que les plus charitables se mettaient entre La Baguenodière et ses deux ennemis, on entendait des hurlements effroyables qui sortaient comme de dessous terre. Qui pouvait-ce être que Ragotin ? En vérité, quand la fortune a commencé de persécuter un misérable, elle le persécute toujours. Le siège du pauvre petit était justement posé sur l’ais qui couvre l’égoût du tripot. Cet égoût est toujours au milieu, immédiatement sous la corde. Il sert à recevoir l’eau de la pluie, et l’ais qui le couvre se lèvre comme un dessus de boîte […]
Edition de 1857 disponible sur Gallica.
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