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1637
Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Les Visionnaires
Desmarets de Saint-Sorlin, Les Visionnaires , Paris, J. Camusat, 1637
La poétique théâtrale débattue par les personnages
Malgré leurs folies respectives, les personnages abordent dans les scènes 3 et 4 des points de poétique qui font écho aux débats contemporains : nature du comique, choix du sujet, respect des règles d'unité ou encore vraisemblance.
Scène III
SESTIANE.
Quels sont vos différends ? Les pourraient-on savoir ?
MÉLISSE.
Vous saurez que Phalante était venu me voir.
Il m'a parlé d'amour, et ma soeur trop crédule
Dit que c'était pour elle, et que je dissimule.
HESPÉRIE.
Que vous sert de parler contre la vérité ?
Et de chercher pour lui cette subtilité ?
MÉLISSE.
Vous aimez votre erreur quelque chose qu'on die.
SESTIANE.
Vraiment c'est un sujet pour une comédie !
Et si l'on le donnait aux esprits d'à présent,
Je pense que l'intrigue en serait bien plaisant.
Souvent ces beaux esprits ont faute de matière.
MÉLISSE.
Mais pourrait-il fournir pour une pièce entière ?
SESTIANE.
Il ne faudrait qu'y coudre un morceau de roman,
Ou trouver dans l'histoire un bel événement,
Pour rendre de tout point cette pièce remplie,
Afin qu'elle eût l'honneur de paraître accomplie.
MÉLISSE.
Qui voudrait anoblir le théâtre français,
Et former une pièce avec toutes ses lois,
Divine, magnifique, il faudrait entreprendre
D'assembler en un jour tous les faits d'Alexandre.
SESTIANE.
Vous verriez cent combats avec trop peu d'amour.
Je me moque pour moi de la règle d'un jour.
HESPÉRIE.
On ferait de ma vie une pièce admirable,
S'il faut beaucoup d'amour pour la rendre agréable.
Car vous autres, jugez, qui savez les romans,
Si la belle Angélique eut jamais tant d'amants.
SESTIANE.
Voici ce bel esprit dont la veine est hardie.
Nous pourrons avec lui parler de comédie.
Scène IV
[...]
SESTIANE.
Ô dieux ! qu'il a d'esprit, mais il faut que je die
Que nous parlions aussi touchant la comédie ;
Car c'est ma passion.
AMIDOR.
C'est le charme du temps.
Mais le nombre est petit des auteurs importants
Qui sachent entonner un carme magnifique,
Pour faire bien valoir le cothurne tragique.
Pour moi je sens ma verve aimer les grands sujets.
Je cède le comique à ces esprits abjects,
Ces muses sans vigueur qui s'efforcent de plaire
Au grossier appétit d'une âme populaire.
Puis je vois qu'un intrigue embrouille le cerveau.
On trouve rarement quelque sujet nouveau.
Il faut les inventer, et c'est là l'impossible.
C'est tenter sur Neptune un naufrage visible.
Mais un esprit hardi, savant et vigoureux,
D'un tragique accident est toujours amoureux ;
Et sans avoir recours à l'onde Aganipide,
Il puise dans Sophocle, ou dedans Euripide.
SESTIANE.
Toutefois le comique étant bien inventé,
Peut-être ravissant quand il est bien traité.
Dites, approuvez-vous ces règles de critiques,
Dont ils ont pour garants tous les auteurs antiques,
Cette unité de jour, de scène, d'action ?
AMIDOR.
Cette sévérité n'est qu'une illusion.
Pourquoi s'assujettir aux grotesques chimères
De ces emmaillotés dans leurs règles austères,
Qui n'osent de Phébus attendre le retour
Et n'aiment que des fleurs qui ne durent qu'un jour ?
Il faudrait tout quitter ; car en traitant les fables,
Ou certains accidents d'histoires véritables,
Comment représenter, en observant ces lois,
Un sujet en un jour qui se passe en un mois ?
Comment fera-t-on voir en une même scène,
La ville de Corinthe avec celle d'Athènes ?
Pour la troisième loi, la belle invention !
Il ne faudrait qu'un acte avec une action.
SESTIANE.
Toutefois ces esprits critiques et sévères
Ont leurs raisons à part, qui ne sont pas légères :
Qu'il faut poser le jour, le lieu qu'on veut choisir.
Ce qui vous interrompt ôte tout le plaisir.
Tout changement détruit cette agréable idée
Et le fil délicat dont votre âme est guidée.
Si l'on voit qu'un sujet se passe en plus d'un jour,
L'auteur, dit-on alors, m'a fait un mauvais tour.
Il m'a fait sans dormir passer des nuits entières.
Excusez le pauvre homme, il a trop de matières.
L'esprit est séparé : le plaisir dit adieu.
De même arrive-t-il, si l'on change de lieu.
On se plaint de l'auteur : il m'a fait un outrage :
Je pensais être à Rome, il m'enlève à Carthage.
Vous avez beau chanter et tirer le rideau :
Vous ne m'y trompez pas, je n'ai point passé l'eau.
Ils désirent aussi que d'une haleine égale
On traite sans détour l'action principale.
En mettant deux sujets, l'un pour l'autre nous fuit,
Comme on voit s'échapper deux lièvres que l'on suit.
Ce sont là leurs raisons, si j'ai bonne mémoire.
Je me rapporte à vous de ce qu'on en doit croire.
AMIDOR.
L'esprit avec ces lois n'embrasse rien de grand.
La diversité plaît, c'est ce qui nous surprend.
Dans un même sujet cent beautés amassées
Fournissent un essaim de diverses pensées.
Par exemple, un rival sur l'humide élément
Qui ravit une infante aux yeux de son amant ;
Un père en son palais qui regrette sa perte ;
La belle qui soupire en une île déserte ;
L'amant en terre ferme, au plus profond d'un bois,
Qui conte sa douleur d'une mourante voix,
Puis arme cent vaisseaux, délivre sa princesse,
Et triomphant ramène et rival et maîtresse.
Cependant le roi meurt, on le met au tombeau,
Et ce malheur s'apprend au sortir du vaisseau.
Le royaume est vacant, la province est troublée,
Des plus grands du pays la troupe est assemblée,
La discorde est entre eux, tout bruit dans le palais,
La princesse survient, qui les remet en paix,
Et ressuyant ses yeux comme reine elle ordonne
Que son fidèle amant obtienne la couronne.
Voyez si cet amas de grands événements,
Capables d'employer les plus beaux ornements,
Trois voyages sur mer, les combats d'une guerre,
Un roi mort de regret que l'on a mis en terre,
Un retour au pays, l'appareil d'un tombeau,
Les états assemblés pour faire un roi nouveau,
Et la princesse en deuil qui les y vient surprendre,
En un jour, en un lieu, se pourraient bien étendre ?
Voudriez-vous perdre un seul de ces riches objets ?
SESTIANE.
Vous n'auriez autrement que fort peu de sujets.
Je veux vous en dire un que vous pourriez bien faire.
AMIDOR.
Dites, je l'entreprends, s'il a l'heur de me plaire.
SESTIANE.
On expose un enfant dans un bois écarté,
Qui par une tigresse est un temps allaité.
La tigresse s'éloigne, on la blesse à la chasse,
Elle perd tout son sang, on la suit à la trace,
On la trouve, et l'enfant que l'on apporte au roi,
Beau, d'un fixe regard, incapable d'effroi.
Le roi l'aime, il l'élève, il en fait ses délices,
On le voit réussir à tous ses exercices.
Voilà le premier acte ; et dans l'autre suivant
Il s'échappe, et se met à la merci du vent ;
Il aborde en une île, où l'on faisait la guerre ;
Au milieu d'un combat, il vient comme un tonnerre,
Prend le faible parti, relève son espoir :
Un roi lui doit son sceptre et désire le voir ;
Il veut en sa faveur partager sa couronne ;
Sa fille en le voyant à l'amour s'abandonne ;
Un horrible géant du contraire parti
Fait semer un cartel, il en est averti,
Il se présente au champ, il se bat, il le tue ;
Voilà des ennemis la fortune abattue.
Enfin dedans cet acte, il faudrait de beaux vers
Pour dire ses amours et ses combats divers.
AMIDOR.
Ce sujet est fort beau, grave-doux, magnifique ;
Et si je le comprends, il est tragi-comique.
SESTIANE.
La princesse en l'autre acte, avec son cher amant
Se trouve au fond d'un bois.
AMIDOR.
Nommez-le Lisimant,
La princesse Cloris, pour plus d'intelligence.
SESTIANE.
Cloris donc en ce bois cède à sa violence.
Elle en a deux jumeaux qu'elle élève en secret.
MÉLISSE.
Ma soeur, voici mon père.
SESTIANE.
Ah ! que j'ai de regret :
C'était là le plus beau.
AMIDOR.
Sa rencontre est moleste.
SESTIANE. Quelque jour, Amidor, je vous dirai le reste.
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