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1662

J. B. P. Molière, Les Fâcheux

Paris, G. de Luyne, 1662

Représentation perturbée par un fâcheux

Eraste raconte comment une représentation de théâtre à laquelle il vient d'assister a été fortement perturbée par les éclats d'un fâcheux ridicule.

ERASTE.
Sous quel astre, bon Dieu, faut-il que je sois né,
Pour être de fâcheux toujours assassiné !
Il semble que partout le sort me les adresse,
Et j’en vois chaque jour quelque nouvelle espèce ;
Mais il n’est rien d’égal au fâcheux d’aujourd’hui ;
J’ai cru n’être jamais débarrassé de lui,
Et cent fois j’ai maudit cette innocente envie
Qui m’a pris à dîné de voir la comédie,
Où, pensant m’égayer, j’ai misérablement
Trouvé de mes péchés le rude châtiment.
Il faut que je te fasse un récit de l’affaire,
Car je m’en sens encor tout ému de colère.
J’étais sur le théâtre, en humeur d’écouter
La pièce, qu’à plusieurs j’avais ouï vanter ;
Les acteurs commençaient, chacun prêtait silence,
Lorsque d’un air bruyant et plein d’extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement,
En criant : " holà-ho ! Un siège promptement ! "
Et de son grand fracas surprenant l’assemblée,
Dans le plus bel endroit a la pièce troublée.
Hé ! Mon Dieu ! Nos François, si souvent redressés,
Ne prendront-ils jamais un air de gens sensés,
Ai-je dit, et faut-il sur nos défauts extrêmes
Qu’en théâtre public nous nous jouions nous-mêmes
,
Et confirmions ainsi par des éclats de fous
Ce que chez nos voisins on dit partout de nous ?
Tandis que là-dessus je haussais les épaules,
Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles ;
Mais l’homme pour s’asseoir a fait nouveau fracas,
Et traversant encor le théâtre à grands pas,
Bien que dans les côtés il pût être à son aise,
Au milieu du devant il a planté sa chaise,
Et de son large dos morguant les spectateurs,
Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.
Un bruit s’est élevé, dont un autre eût eu honte ;
Mais lui, ferme et constant, n’en a fait aucun compte,
Et se serait tenu comme il s’était posé,
Si, pour mon infortune, il ne m’eût avisé.
"Ha ! Marquis, m’a-t-il dit, prenant près de moi place,
Comment te portes-tu ? Souffre que je t’embrasse. "
Au visage sur l’heure un rouge m’est monté
Que l’on me vît connu d’un pareil éventé.
Je l’étais peu pourtant ; mais on en voit paraître,
De ces gens qui de rien veulent fort vous connaître,
Dont il faut au salut les baisers essuyer,
Et qui sont familiers jusqu’à vous tutoyer.
Il m’a fait à l’abord cent questions frivoles,
Plus haut que les acteurs élevant ses paroles.
Chacun le maudissait ; et moi, pour l’arrêter :
"Je serais, ai-je dit, bien aise d’écouter.
Tu n’as point vu ceci, marquis ? Ah ! Dieu me damne,
Je le trouve assez drôle, et je n’y suis pas âne ;
Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait,
Et Corneille me vient lire tout ce qu’il fait. "
Là-dessus de la pièce il m’a fait un sommaire,
Scène à scène averti de ce qui s’allait faire ;
Et jusques à des vers qu’il en savait par cœur,
Il me les récitait tout haut avant l’acteur.
J’avais beau m’en défendre, il a poussé sa chance,
Et s’est devers la fin levé longtemps d’avance ;
Car les gens du bel air, pour agir galamment,
Se gardent bien surtout d’ouïr le dénouement.
Je rendais grâce au ciel, et croyais de justice
Qu’avec la comédie eût fini mon supplice ; [...]

Ed. Pléiade, 2010, p. 113-114   
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