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1670

Le Boulanger de Chalussay, Le Divorce comique; comédie insérée dans Elomire hypocondre

Paris, Sercy, 1670

Les farces d'Elomire ou dégradation de la comédie

Florimont, comédien, décide de quitter la troupe pour ne pas risquer sa réputation en jouant les farces d'Elomire (Molière). Il cherche à rallier son ami Rosidor, également comédien. Les deux hommes font alors des considérations sur la comédie en général et sur les risques de dégradation de celle-ci qu'engendre le comique moliéresque.

Acte I, scène 1 :

FLORIMONT.
Oui, je l’ai résolu, je vais quitter la troupe ;
Tu me diras en vain qu’elle a le vent en poupe,
Qu’elle seule a la vogue et que dedans Paris,
Pour toute autre aujourd'hui l’on n’a que du mépris.
Cet honneur qu’on lui fait, mais dont elle est indigne,
Passe dans mon esprit pour un affront insigne ;
Aussi, loin de souffrir un encens si peu dû ;
Comme on me l’a donné, je l’ai toujours rendu.
Ne t’en flatte donc point, mais si tu veux m’en croire,
Ferme l’œil à l’éclat d’une si fausse gloire,
Et, pour trouver la vraie, allons, allons ailleurs,
Chercher des compagnons et des destins meilleurs.

ROSIDOR.
A te dire le vrai, je m’étonne moi-même
Du merveilleux éclat de ce bonheur extrême ;
Car enfin, comme toi, je connais nos défauts.
Mais qu’importe ? le nombre autorise les sots,
Et quiconque leur plaît, ne doit point être en peine
Des défauts des acteurs, ni de ceux de la scène.
La foule suit toujours leur applaudissement,
Et quiconque a la foule, a la gloire aisément.
Je sais bien que tu dis que cette gloire est fausse,
Qu’il la faut mépriser, mais pour moi je m’en gausse ;
Ma véritable gloire est où j’ai du profit :
J’en ai dans cette troupe et cela me suffit.

FLORIMONT.
Et cela te suffit : ah ! peux-tu bien sans honte
Dire que de l’honneur tu fais si peu de compte ?

ROSIDOR.
En faire moins de cas que du moindre intérêt
N’est qu’agir à la mode.

FLORIMONT. Et la mode t’en plaît ?

ROSIDOR.
Puisqu’elle est aujourd'hui la règle de la vie ;
Je ne rougirai point quand je l’aurai suivie.

FLORIMONT. La règle de la vie ? et qu’est donc la raison ?

ROSIDOR.
La raison ni l’honneur ne sont plus de saison,
Et, bannis pour jamais de la terre où nous sommes,
L’intérêt en leur place y gouverne les hommes.
C’est lui seul qui les règle, et lui seul qui fait tout,
Et qui meut l’univers de l’un à l’autre bout.
Mais quand de cet honneur on ferait quelque compte,
Faut-il pour en manquer que je meure de honte,
Et la profession dont nous sommes tous deux
Ne permet-elle pas d’être moins scrupuleux ?

FLORIMONT.
Je l’avoue entre nous, autrefois le théâtre
Voyait traiter d’égaux l’acteur et l’idolâtre,
Et l’un et l’autre, alors l’opprobre des mortels,
Etait haï du peuple et banni des autels.
Mais depuis qu’un héros, dont notre histoire est pleine,
A purgé le théâtre et corrigé la scène
(C’est monsieur le cardinal de Richelieu)
Depuis qu’il a chassé les infâmes farceurs,
Nos plus grands ennemis sont nos adorateurs :
Tout le monde à l’envi nous caresse et nous loue,
Et nous sommes tout d’or, nous qui n’étions que boue.
Mais hélas ! je crains fort que d’un revers fatal,
Nous ne tombions bientôt dans notre premier mal,
Et que par le progrès des pièces d’Elomire,
Nous n’éprouvions encor quelque chose de pire.

ROSIDOR.
Il est vrai qu’Elomire a de certains appâts,
Dans les pièces qu’il fait, que les autres n’ont pas.

FLORIMONT. Et c’est de ces appas de qui nous devons craindre
Ce mal dont, par avance, on me voit déjà plaindre ;
Car pour peu que le peuple en soit encore séduit,
Aux farces pour jamais le théâtre est réduit.
Ces merveilles du temps, ces pièces sans pareilles,
Ces charmes de l’esprit, des yeux et des oreilles,
Ces vers pompeux et forts, ces grands raisonnements,
Qu’on n’écoute jamais sans des ravissements ;
Ces chef-d’œuvres de l’art, ces grandes tragédies,
Par ce bouffon célèbre en vont être bannies,
Et nous, bientôt réduits à vivre en tabarins,
Allons redevenir l’opprobre des humains.
La peur de retomber dans ce malheur infâme
Ne saurait sans horreur se montrer à mon âme,
Et, tout autant de fois qu’elle attaque mon cœur,
Malgré toute sa force, elle s’en rend vainqueur.

ROSIDOR :
Quoique en quelque façon ta peur soit légitime,
Faire rire pourtant n’est pas un si grand crime ;
Et j’en connais beaucoup parmi nos courtisans,
Qui seraient peu prisés, s’ils n’étaient fort plaisants :
Aussi, loin qu’en cela je condamne Elomire,
Avec beaucoup de gens je l’estime et l’admire ;
Mais l’insolent orgueil de cet esprit altier ;
Ses mépris pour tous ceux qui sont de son métier,
Et l’air dont il nous traite à présent qu’il compose,
Fait que chacun de nous le censure et le glose,
Et ce maître maroufle en est en tel courroux
Qu’à peine peut-il plus souffrir aucun de nous.

FLORIMONT :
Comme je hais sa farce et son tabarinage,
Il ne me parle plus qu’il ne me fasse outrage ;
Mais pourvu qu’il réglât son style de farceur,
Qu’il n’y mêlât plus rien qui fût contre l’honneur,
Je lui pardonnerais volontiers ses caprices.
Mais je ne veux plus être accusé pour ses vices.
Le scandale qu’ils font est désormais trop grand,
Et quiconque le suit, est désormais garant.
Enfin, c’est aujourd'hui qu’il faut qu’il se déclare.
Il changera de style, ou chacun se sépare :
La plupart de la troupe est de mon sentiment,
Et nous nous assemblons pour cela seulement.

in Comédies et Pamphlets sur Molière, G.Mongrédien, Paris, Nizet, 1986, p. 277-80 
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