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1697

Laurent Bordelon, Les Malades de belle humeur : ou Lettres divertissantes ecrites de Chaudray

Lyon : H. Baritel, 1698

Les castrati romains et le beau chant

Dans le discours sur les récitatifs et opéras français et italiens inséré dans son roman épistolaire (lettre IX), Laurent Bordelon évoque les « castrati » romains, une expérience inconnue en France, capable de produire des effets de virtuosité musicale exceptionnels. Il décrit aussi, à propos d'une chanteuse connue, les qualités spécifiques de la bonne pratique du chant.

Il y a un grand nombre de castrati pour le dessus, et pour la haute conte de fort belles tailles naturelles, mais fort peu de basses creuses. Ils sont tous très assurés de leurs parties, et chantent à livre ouvert la plus difficile musique. Outre cela ils sont presque tous comédiens naturellement ; et c’est pour cette raison qu’ils réussissent si parfaitement dans leurs comédies musicales. Je leur en ai vu représenter trois ou quatre cet hiver dernier ; mais il faut avouer qu’ils sont incomparables et inimitables en cette musique scénique, non seulement pour le chant, mais encore pour l’expression des paroles, des postures et des gestes des personnages qu’ils représentent naturellement bien. Pour leur façon de chanter, elle est bien plus animée que la nôtre : ils ont certaines flexions de voix que nous n’avons point ; il est vrai qu’ils font leurs passages avec bien plus de rudesse, mais aujourd’hui ils commencent à s’en corriger. Parmi les excellents, le Chevalier Loretto et Marco Antonio tiennent le premier rang ; mais il me semble qu’ils ne chantent pas si agréablement les airs que la Leonora, fille de cette belle Adriana, Mantouane, qui a été un miracle de son temps, et qui en a produit encore un plus grand, en mettant au monde la plus parfaite personne pour le bien chanter. Je croirais ici faire tort à la vertu de cette illustre Leonora, si je ne vous faisais mention d’elle comme d’une merveille du monde, mais je ne prétends pas pourtant l’enchérir sur ces puissants génies d’Italie, qui pour célébrer dignement le mérite de cette incomparable dame, ont grossi un volume d’excellentes pièces latines, grecques, françaises, italiennes et espagnoles, qu’ils sont fait imprimer à Rome, sous le titre d’Applausi Poetici, alle glorie della signora Leonora Baroni. Je me contenterai seulement de vous dire qu’elle est douée d’un bel esprit, qu’elle a le jugement fort bon, pour discerner la mauvaise d’avec la bonne musique ; qu’elle l’entend parfaitement bien, voire même qu’elle y compose : ce qui fait qu’elle possède absolument ce qu’elle chante et qu’elle prononce et exprime parfaitement bien le sens des paroles. Elle ne se pique pas d’être belle, mais elle n’est pas désagréable, ni coquette. Elle chante avec une pudeur assurée, avec une généreuse modestie, et avec une douce gravité. Sa voix est d’une haute étendue, juste, sonore, harmonieuse, l’adoucissant et la renforçant sans peine et sans faire aucunes grimaces. Ses élans et ses soupirs ne sont point lascifs, ses regards n’ont rien d’impudique, et ses gestes sont de la bienséance d’une honnête fille. En passant d’un ton à l’autre, elle fait quelquefois sentir les divisions des genres en harmonique et chromatique, avec tant d’adresse et d’agrément, qu’il n’y a personne qui ne soit ravi à cette belle et difficile méthode de chanter. Elle n’a pas besoin de mendier l’aide d’un Thuorbe, ou d’une Viole, sans l’un desquels son chant serait imparfait ; car elle-même touche tous les deux instruments parfaitement. Enfin j’ai eu le bien de l’entendre chanter plusieurs fois plus de trente airs différents, avec des seconds et troisièmes couplets, qu’elle composait elle-même. Il faut que je vous dise qu’un jour elle me fit une grâce particulière de chanter avec sa mère et sa sœur, sa mère touchant la Lyre, sa sœur la harpe et elle le théorbe. Ce concert composé de trois belles voix et de trois instruments différents me surprit si fort les sens et me porta dans un tel ravissement que j’oubliai ma condition mortelle et crûs être déjà parmi les anges, jouissant des contentements des bien heureux. Aussi pour vous parler chrétiennement, le propre de la musique est, en touchant nos cœurs, de les élever à Dieu ; puisque c’est un échantillon en ce monde de la joie éternelle, et non pas les porter aux vices par les gestes lascifs, où nous ne sommes que trop naturellement.

       Roman consultable sur Google Books, p. 332-337.


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