1670

Claude Boyer, Policrate

Policrate, Paris, Barbin, 1670

Tableau manichéen de la critique

Après avoir fait l’éloge du jugement du dédicataire prestigieux, Boyer brosse, dans sa dédicace à Monseigneur le duc, le tableau d’une vie théâtrale menacée par des forces critiques négatives, en une formule qui fait allusion à Boileau.

A Monseigneur le Duc

Quoique Policrate ait conservé sur le théâtre le titre d’heureux que l’histoire lui a donné, je ne compte son bonheur que du jour que Votre Altesse Sérénissime l’a honoré hautement de son approbation. Celle du public ne suffisait pas pour contenter une muse aussi ambitieuse que la mienne. Il me restait quelque scrupule sur le jugement que je devais faire de mon ouvrage. Il n’appartient pas à tout le monde d’entrer dans les mystères de l’amour délicat et de pénétrer le caractère de mon héros. Pour me répondre de toute la réputation qu’il s’est acquise, j’avais besoin du suffrage d’un prince, aussi grand et aussi éclairé que V.A.S. J’ose croire, Monseigneur, que vous vous êtes reconnu dans tous les traits dont j’ai formé l’image de Policrate, et que vous estimez en lui ce que V.A.S sent en elle même : je parle de cette passion ambitieuse qui se plaint de sa bonne fortune, si elle n’est accompagnée des difficultés qui font l’honneur de la victoire ; de cette délicatesse d’esprit et de cœur, qui est la source de la belle et fine galanterie et qui veut que la gloire soit de tous ses plaisirs ; je parle enfin de cette noble inquiétude qui tourmente les grandes âmes dans l’oisiveté de la paix. Je ne doute point, Monseigneur, que ce dernier trait n’ait fait quelque impression sur votre âme, et n’y ait excité cette jeune valeur qui s’est signalée si glorieusement dans les dernières campagnes : tout le monde est persuadé que cette vertu que vous avez puisée dans le fonds de votre sang, souffre de fâcheuses contraintes lorsque, après de si beaux essais, entraînée par elle-même et par tant d’exemples domestiques, elle se voit retenue par la paix qui, étant le bien des sujets et la gloire des états, devient le tourment des héros et le supplice des conquérants. Qu’il m’est avantageux, et que je me flatte agréablement, d’avoir remarqué que vous étiez touché des sentiments que j’ai donnés à Policrate et que, par cette conformité qu’ils ont avec les vôtres, j’ai intéressé V.A.S à la gloire de mon héros ! Vous dirai-je, Monseigneur, combien de joie et de courage m’a donné une protection aussi puissante que la vôtre, dans un temps où la fureur de la critique a presque rebuté toutes les muses du théâtre de daigner soutenir la gloire de notre siècle, qui avec toute la politesse et toutes les lumières d’un grand nombre d’habiles gens, va être déshonoré par la barbarie de l’ignorance, ou par la malignité de l’envie. V.A.S a le rang et le savoir qui peuvent s’opposer à la licence scandaleuse de quelques esprits présomptueux qui montent sur le tribunal et s’y rendent tyranniquement les arbitres souverains de la bonne et de la mauvaise fortune des ouvrages de l’esprit. Ne souffrez pas, Monseigneur, qu’ils usurpent un droit qui vous est dû, et recevez l’hommage que je vous rends, comme un témoignage public du suprême pouvoir que vous avez dans l’empire des belles-lettres, et une petite marque du profond respect avec lequel je veux être toute ma vie…

Préface en ligne sur la Bibliothèque numérique de Nîmes NP3


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