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1700

Évariste Gherardi, La Critique de l’Homme à bonne fortune

Paris, J. B. Cusson et Pierre Witte, 1700.

Désordres à la comédie

Les personnages de La Critique de L’Homme à bonne fortune, une pièce de Jean-François Regnard créée en 1690, se retrouvent à l'auberge après une représentation de L’Homme à bonne fortune et se plaignent des désagréments de l’Hôtel de Bourgogne : la forte affluence entraine longues attentes, bousculades et vols…

SCÈNE I.

LE BARON DE PLAT-GOUSSET, NIVELET

[…]

NIVELET
Qu’avez-vous donc, Monsieur le Baron ? Vous me paraissez bien fâché.

LE BARON
Oui morbleu, je le suis, et j’ai raison de l’être. Je sors présentement de l’Hôtel de Bourgogne, et j’en suis si outré, que si je trouvais à présent un comédien italien, la moindre chose qu’il lui en coûterait, ce serait une oreille.

NIVELET montrant son manteau déchiré
Je n’en suis guère plus content que vous. Tenez, voilà tout ce que j’ai pu sauver de mon manteau, j’ai laissé le reste au parterre.

LE BARON
Rien ne prouve mieux la dépravation du goût du siècle que l’affluence des femmes, des carrosses et des chevaux qui vont à cette comédie. C’est une maladie qui gagne la Cour.

[…]

SCÈNE III.

LA COMTESSE femme grosse, ET SA COUSINE, [...] [LE BARON, NIVELET, CLAUDINE]

[…]

LA COUSINE
Nous venons de cette damnée pièce, où l’on est deux heures à entrer et trois heures à sortir, et qui pis est… hé ! hé !

CLAUDINE
Là, là, Madame, deux jours de relais emporteront cela.

LA COUSINE
Monsieur Nivelet, vous qui savez la procédure, à telle fin que de raison, il faut faire assigner les comédiens en garantie de couche. Que sait-on ? Si ma cousine allait avorter…

NIVELET
Assurément.

LA COUSINE
Oh, si la justice s’en mêle, il faudra bien qu’on me rende ce qu’on m’a pris.

LE BARON
Comment donc ? Étiez-vous auprès de quelque insolent ?

LA COUSINE
C’était bien un filou, qui m’a pris ma bourse, où il y avait dix louis, hi ! hi ! hi ! (Elle pleure)

LE BARON
Oh, si l’on ne vous a pris que cela, patience. Allons, courage, Madame, le souper raccommodera tout.

LA COMTESSE
Moi, manger ? La comédie m’a dégoûtée pour six semaines. Ah ! ah !

LE BARON
Claudine, courez vite chez le médecin, demander une potion pour rassurer une femme qui pense accoucher dans la presse.

LA COUSINE
Claudine, tu lui demanderas aussi s’il n’a rien pour faire retrouver ce qu’une fille a perdu à la comédie.

[…]

LE BARON
Et moi je suis si saoul de la comédie que je m’en vais me mettre au lit sans boire et sans manger, et qui pis est, je n’en sortirai, ou le diable m’entraîne, que lorsqu’on aura renvoyé tous ces gueux de comédiens-là en Italie. La détestable pièce !

LA COUSINE
Ah, ma pauvre bourse !

SCÈNE IV.

UN MARQUIS ridicule, sortant brusquement de sa chaise, tout en désordre, sa perruque de travers, et sa chemise déchirée. Les acteurs de la scène précédente.

LE MARQUIS
Holà, quelqu’un ? De la chandelle ! Du feu ! Une bassinoire ! Ah, Mademoiselle, je crois qu’il ne me reste de vie que pour faire mon testament.

LA COUSINE
Comment, Monsieur le Marquis, qu’avez-vous ?

LE MARQUIS
Ma foi, Mademoiselle, présentement il ne me reste pas grand chose. Je n’ai qu’un parement de manche, le cuir de mes poches et quelques lambeaux de chemise. Voyez comme me voilà ajusté ! Un justaucorps neuf tout marbré de cambouis depuis les pieds jusqu’à la tête !

LA COUSINE
D’où vient donc tout ce délabrement-là ? Vous êtes-vous battu ?

LE MARQUIS
Avoir résisté trois semaines à la tentation, et m’être laissé aller comme un coquin ! Ventrebleu, j’enrage du meilleur de mon âme.

LA COUSINE
Est-ce quelque rival qui vous a houspillé ? Voilà d’ordinaire le succès des bonnes fortunes.

LE MARQUIS
Que maudit soit la Bonne fortune, Arlequin, sa clique, et la curiosité qui m’a pris aujourd’hui ! J’ai levé le nez tantôt au coin d’une rue. J’ai vu un papier rouge ; j’ai demandé à mon laquais (qui lit ordinairement pour moi) ce que c’était. Le brutal m’a été dire que c’était encore cette comédie dont tant de femmes m’avaient rompu la tête. J’y ai été, et vous voyez comme j’en reviens. […] Mais où diable vous étiez-vous nichée ? Car j’ai feuilleté toutes les loges pour vous trouver. Apparemment, à cause de la presse, vous vous serez mise au parterre.

LA COUSINE
Hélas ! Nous avons été trop heureuses de voir la comédie de chez le limonadier.


Jean-François Regnard, La Critique de l'Homme à bonne fortune, dans Évariste Gherardi, Le théâtre italien de Gherardi, ou le Recueil général de toutes les comédies et scènes françaises jouées par les comédiens italiens du roi, pendant tout le temps qu'ils ont été au service, Amsterdam, Adrian Braakman, 1701, t. II, p. 419-428.

Extrait disponible sur Google Books.



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