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1708

Jean-François Regnard, La Critique du légataire universel

Paris : P. Ribou, 1708

Le jugement du parterre

À la seconde scène de cette petite comédie, un spectateur se plaint au comédien qui vient d'annoncer la pièce. Ils débattent sur la valeur à accorder au jugement du parterre et sur les buts que peut se proposer la comédie :

LE CHEVALIER.
Hé ! Ventrebleu ! N'êtes-vous point las de nous donner toujours la même pièce ? Est-ce qu'il n'y a pas assez longtemps que vous nous fatiguez de votre Légataire ?

LE COMÉDIEN.
Monsieur, nous ne nous lassons jamais des pièces, tant qu'elles nous donnent de l'argent.

LE CHEVALIER.
Je suis las de voir ce Poisson avec son bredouillement et son item. Ma foi, c'est un mauvais plaisant ; tu vaux mieux que lui.

LE COMÉDIEN.
C'est le public qui détermine le sort des ouvrages d'esprit, et le nôtre ; et, lorsque nous le voyons venir en foule à quelque comédie nouvelle, nous jugeons que la pièce est bonne, et nous n'en voulons point d'autre garant.

LE CHEVALIER.
Ah ! Palsambleu, voilà un beau garant que le public ! Le public ! Le public ! C'est bien à lui que je m'en rapporte !

LE COMÉDIEN.
À qui donc, monsieur, voulez-vous vous en rapporter ?

LE CHEVALIER.
À qui ?

LE COMÉDIEN.
Oui, monsieur.

LE CHEVALIER.
À moi, morbleu, à moi : il y a plus de sens, de raison et d'esprit dans cette tête-là qu'il n'y en a sur votre théâtre, dans vos loges, et dans votre parterre, quand ces trois ordres seraient réunis ensemble.

LE COMÉDIEN.
Je ne doute point, monsieur, de votre capacité ; mais j'ai toujours ouï dire que le goût général devait l'emporter sur le particulier.

LE CHEVALIER.
Cette maxime est bonne pour les sots ; mais non pas pour moi. Je ne me laisse jamais entraîner au torrent : je fais tête au parterre ; et quand il approuve quelque endroit, c'est justement celui que je condamne.

LE COMÉDIEN.
Je vous dirai, monsieur, que nous autres comédiens nous sommes d'un sentiment bien contraire : c'est de ce tribunal-là que nous attendons nos arrêts ; et, quand il a prononcé, nous n'appelons point de ses décisions.

LE CHEVALIER.
Et moi, morbleu, j'en appelle comme d'abus ; j'en appelle au bon sens ; j'en appelle à la postérité ; et le siècle à venir me fera raison du mauvais goût de celui-ci.

LE COMÉDIEN.


Quelque succès qu'ait notre pièce, nous n'espérons pas, monsieur, qu'elle passe aux siècles futurs : il nous suffit qu'elle plaise présentement à quantité de gens d'esprit, et que la peine de nos acteurs ne soit pas infructueuse.

LE CHEVALIER.
Si j'étais de vous autres comédiens, j'aimerais mieux tirer la langue d'un pied de long que de représenter de pareilles sottises : mourez de faim, morbleu, mourez de faim avec constance plutôt que de vous enrichir avec une aussi mauvaise pièce : et qu'est-ce que c'est encore que cette Critique dont vous nous menacez ?

LE COMÉDIEN.
Je vous dirai, monsieur, par avance, que ce n'est qu'une bagatelle ; deux ou trois scènes qu'on a ajoutées pour donner à la comédie une juste longueur, et pour vous amuser jusqu'à l'heure du souper.

LE CHEVALIER.
Cela sera-t-il bon ?

LE COMÉDIEN.
C'est ce que je ne vous dirai pas : le public en jugera.

LE CHEVALIER.
Le public ! Le public ! Ils n'ont autre chose à vous dire, le public ! Le public !

LE COMÉDIEN.
Monsieur, je vous laisse avec lui : tâchez à le faire convenir qu'il a tort ; mais ne lui exposez que de bonnes raisons : il ne se paie pas de mauvais discours, je vous en avertis, et il a souvent imposé silence à des gens qui avaient autant d'esprit que vous.

Extrait signalé par J.M. Hostiou.  
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