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1628
Charles Sorel, Le Berger extravagant
Paris, Du Bray, 1628
Le théâtre des bergers
Dans ce très long passage du Berger extravagant où Lysis et ses amis montent des comédies en décor naturel, Sorel mêle réflexions sur la vraisemblance, descriptions de décors, de costumes, jeux des acteurs, détails de déclamations, plaisanteries et même quelques effets spéciaux. A ne pas manquer !
Je veux que les plus gentils d’entre nous jouent presque tous les jours quelque comédie. Nos sujets seront pris des poésies anciennes et les personnages ayant été donnés à ceux qui sauront déjà toute l’histoire par cœur, l’on leur dira seulement l’ordre des scènes et il faudra qu’ils composent quasi sur le champ ce qu’ils auront à dire. Au reste, j’ai inventé une façon de théâtre qui est non pareille. J’ai vu les comédies de l’Hôtel de Bourgogne, j’ai vu des jeux à des collèges, mais ce n’était partout que fiction. Il y avait un ciel de toile, un rocher de carte et partout la peinture essayait de tromper nos yeux. Mais je veux bien faire autrement. Nous représenterons nos jeux en plein champ et aurons pour théâtre le grand échafaud de la nature. Nous n’aurons point d’autre ciel que le vrai ciel. Si un berger doit sortir d’un bocage, il sortira d’un vrai bocage. S’il doit boire en une fontaine, il boira en une vraie fontaine. Et ainsi toutes choses étant représentées naïvement, l’on croira voir encore la véritable histoire, si bien que les acteurs étant animés eux-mêmes, épouseront les passions des personnages que l’on leur aura donné et les spectateurs en auront autant de plaisir que d’étonnement. Je ne doute point de cela quand je considère que toutes les fois même que j’ai vu jouer des comédies à Paris, encore qu’elles ne fussent pas si naïves que seront les nôtres, j’ai toujours été si transporté que je me suis imaginé que ce n’était point une fiction.
Maintenant que vous nous faites de si belles propositions dit Clarimond, je suis en grand branle de vous croire entièrement. Mais pour ce qui est de vos comédies, je les approuve plus qu’aucune chose que j’ai jamais ouïe. Pour les rendre parfaites, j’y veux aussi ajouter de mon invention. Vous savez qu’il y a des comédiens qui prennent de certains personnages qu’ils ne quittent jamais, comme par exemple l’un est le Docteur, l’autre le Capitaine et l’autre le faquin. Tous leurs sujets sont formés là-dessus, leurs qualités ne changent point, il n’y a que leurs histoires qui changent. Je ne désire pas que nous fassions ainsi. Il faut nécessaire que nos qualités et nos habits changent si nous voulons représenter toute sorte de fables anciennes. Mais pour nos façons de parler, elles ne changeront guère. Chacun aura un certain langage auquel il s’accoutumera tellement qu’il ne lui coûtera rien à trouver ce qu’il faudra dire, comme par exemple, l’un parlera par allusions et équivoques, l’autre par hyperboles, l’autre par métaphores et l’autre par galimatias.
Tous ceux qui ouïrent la proposition de Clarimond la trouvèrent très excellente, excepté Lysis qui ne la pouvait goûter du commencement. Toutefois Hircan le contraignit de suivre l’avis des autres, de sorte que l’on donna la liberté à chacun de choisir son langage. Fontenay prit les allusions et équivoques, Polidor les hyperboles, Méliante les métaphores et Clarimond le galimatias qui est un style composé de pointes et de détours de paroles qui obscurcissent tellement le sens que l’on n’y saurait trouver d’explications. Pour Lysis, il dit qu’il prendrait un style net et poli qu’il appelait le style amoureux et passionné. L’on proposa aussi le style pédantesque, les mots de Paris, les proverbes, les similitudes et le style poétique et quelques autres dont l’on résolut de se servir quand il en serait besoin. Les bergères ne furent point mises au nombre des personnages qui paraîtraient sur le théâtre pour ce que Clarimond avait délibéré que l’on ne ferait rien que de grotesque et qu’il ne fallait pas y mêler les dames. Pour Lysis, il ne trouva point mauvais que l’on les ôtât de la partie car il était bien aise de voir des hommes qui fissent les filles et c’était ce qui lui semblait le plus comique.
Il ne fut plus question que de résoudre quelle pièce l’on jouerait pour s’essayer. Les uns proposèrent le ravissement de Proserpine et celui de Psyché et les autres, la descente d’Orphée aux Enfers, les amours de Pyrame et Thisbé, la conquête de la toison d’or et le violement de Philomèle. Enfin, Hircan dit que dès le lendemain on représenterait le ravissement de Proserpine par Pluton, pour ce que c’était une pièce fort commune et que l’on avait vu souvent représenter, si bien qu’elle serait très aisée. Il fut arrêté que Polidor ferait Vénus, que le beau Fontenay qui avait accoutumé d’être vêtu en fille serait la belle Proserpine, que Lysis avait le personnage de Cyane, Clarimond, celui d’Aréthuse, Hirca, celui de Pluton, Méliante, celui de Jupiter et Philiris, celui de Cérès. Il ne restait plus que de trouver un Cupidon et Clarimond regardant Carmelin qui en venait de faire le personnage, dit qu’il était aussi beau pour l’être que si l’on l’eût fait peindre tout exprès. Carmelin paraissant d’une taille fort petite auprès de Polidor qui devait être sa mère Vénus, l’on jugea que l’on ne lui pouvait rien donner de plus convenable et Lysis s’imagina en sa faveur un nouveau style qu’il appela le style enfantin, auquel il crut qu’il serait fort propre à cause de ses simplicités ordinaires. Il n’y eut que lui qui fit un peu de résistance, se souvenant que le personnage que l’on lui donnait ne lui avait point encore été favorable et qu’il avait été cause que l’on l’avait bien battu cette après-dînée. L’on lui ôta cette crainte de l’esprit et l’on lui assura que la partie dont l’on le voulait mettre ne lui apporterait que du plaisir et de l’honneur. Il y eût alors un valet qui alla quérir les métamorphoses d’Ovide chez Oronte et Philiris y ayant lu tout haut le sujet de la comédie future, appris à peu près à chacun ce qu’il devait faire.
[…]
Chacun se leva de bon matin pour étudier les jeux. Il n’y eut personne qui ne cherchât dans l’étude d’Hircan les livres qui lui étaient nécessaires pour apprendre le langage qu’il lui fallait tenir. Le donneur de galimatias feuilleta les amours de Des Escutaux et autres livres plus récents. Le faiseur d’hyperboles choisit ce qu’il y avait de plus beau pour lui dans une infinité de livres et ainsi chacun songea à se rendre savant. Il n’y eût que Carmelin qui fit paraître son ignorance, car ne trouvant aucun moyen de se servir des lieux communs qu’il savait par cœur, il n’avait rien dans l’esprit qui lui put servir en son personnage. Polidor qui devait entrer en la scène avec lui lui fit un peu la leçon et lui assura qu’outre ce qu’il lui apprenait, la nécessité de parler lui fournirait beaucoup de conception, lorsque ce serait au fait et au prendre. Carmelin se fia là-dessus et ne se mit pas beaucoup en peine d’étudier davantage.
Après qu’ils eurent tous dîné, Pluton vêtit une soutane noire, Jupiter une casaque rouge, Venus s’habilla de vert, Cérès de jaune, Proserpine de bleu, Cyane et Aréthuse de blanc, et pour l’Amour l’on fut d’avis qu’il se devait mettre tout nu. Il dit qu’il ne le ferait jamais, et qu’il était trop modeste pour se montrer à découvert devant tant de femmes. Il se mit donc seulement en caleçon et l’on lui attacha des ailes d’oison sur le dos. L’on lui pendit un carquois en écharpe, et l’on lui donna un arc en main. Cependant Clarimond ayant été chercher un lieu le plus propre qui se pouvait trouver pour servir de théâtre à leur comédie, en découvrit un proche du bois d’Hircan. Ce fut là que toute la troupe se rendit, et Oronte et toute sa compagnie s’y trouvèrent pour être des spectateurs. Il y avait une petite butte qui servait à représenter la montagne d’Eryce, où Venus parut la première. Deux arbres étaient tout contre sur lesquels on avait posé un soliveau en travers, avec un long chable au milieu, au bout duquel on avait attaché un court bâton. L’on commanda à Cupidon de se mettre à chevauchons dessus, et puis l’on commença à le faire brandiller d’un côté et d’autre comme s’il eût tiré à l’escarpolette, afin de lui faire imaginer qu’il volait. Il fut si étonné de se voir en l’air qu’il commença à crier qu’il jetterait son arc pour avoir les mains libres et se tenir au chable, si l’on ne faisait en sorte qu’il ne fût point épouvanté. L’on lui jeta alors une corde pour se garrotter, et l’ayant mise au tour de soi avec un nœud coulant, un laquais qui était monté sur l’un des arbres en prit l’autre bout. Vénus le considérant après, lui parla de cette sorte en son langage d’hyperboles :
« Cher fils, qui es un autre moi-même, ne veux tu pas que l’un de tes traits perce le ciel et la terre, et serve après d’essieu à cette grande machine, afin que l’on croie que c’est toi seul qui la soutient ? Ce sont tes feux qui ont allumé le soleil et les astres ? N’ont-ils pas déjà brûlé Neptune et toutes ses eaux ? Pour t’acquérir la dernière victoire, ne faut-il pas qu’ils aillent dévorer les feux des enfers ? Viens te reposer sur cette montagne qui est une colonne qui soutient le ciel, et porte même son sommet au delà de cette belle voûte pour servir de trône à notre divinité. Viens ici, mes délices, tu as déjà haché l’air avec tes ailes plus de fois que la mer n’a de grains de sable. Viens, mon enfant, et j’essuierai la sueur de ton front qui fait un océan où l’on pourrait conduire une flotte assez grande pour une guerre navale. Ne retarde plus, mon mignon, je te vais montrer ton oncle que tu dois blesser si grièvement que tout son corps ne sera rien qu’une plaie. »
Vénus se tut alors, et toute l’assistance attendait quelque belle réponse de Cupidon, lorsqu’il commença de crier à bouche ouverte, « ouf, mes amis, secourez moi, l’on m’étrangle ». Les uns demeurèrent étonnés, et les autres se prirent à rire de ceci, mais en effet chacun regarda Carmelin. Le laquais qui était sur l’arbre tirait la corde si ferme qu’il lui chatouillait le col plus que de raison, tellement que l’on lui commanda de s’arrêter, et le pauvre Cupidon se souvenant un peu des sottises que l’on lui avait conseillé de dire, parla de cette sorte avec une voix aussi claire que le son d’un verre :
« Que vous plaît-il ? Maman mignonne, si vous voulez que je vous aille voir, promettez moi que vous m’achèterez un petit cheval de bois à la foire, afin qu’étant las de voler, je puisse gaillardement aller par terre. Vous me donnerez aussi, s’il vous plaît, un sifflet neuf, car j’ai vendu le mien à Mercure pour s’en servir en ses maquerellages. Que désirez vous de moi ? Voulez vous que je vous conte ce que j’ai perdu aux osselets contre mon frère Anteros et vos trois grâces ? Je jouai aussi l’autre jour aux épingles contre Ganymède, mais c’est un petit tricheur. Il veut toujours gagner, et sous l’ombre que Jupiter l’aime il croit que tout lui est permis sans être sujet au fouet, et qu’il pourra même quelque jour avoir ma qualité, me dépossédant de mon brandon, mais où je le trouverai à l’écart je l’époussetterai comme il faut, et si je dirai à son maître qu’il fait toujours l’école buissonnière ; vous savez qu’il va apprendre le latin chez Mercure. Il y a encore bien des nouvelles. Je vous dirai bien tout, mais, ha ! Mon dieu, je me meurs si l’on ne me descend. Et tôt donc, mes amis, ôtez moi d’ici : je ferai de la sauce dans ma chemise. Descendez-moi, descendez-moi, en bonne foi, je gâterai toute la cérémonie. »
Carmelin ayant parlé ainsi, l’on ne sut si ce qu’il disait était de son personnage, mais enfin il cria si haut que l’on le devait descendre, que l’on vit qu’il parlait tout à bon, et non pas comme dans un personnage emprunté. L’on le tira donc de son escarpolette et tout aussi tôt il s’enfuit derrière la montagne d’Eryce, où il se déchargea d’un fardeau qui lui nuisait. L’on crut que l’agitation l’avait tellement ému que cet accident lui était arrivé de ne pouvoir commander à son ventre. Etant donc tenu pour excusé il revint allègrement, et ayant grimpé jusqu’au lieu où était Vénus, il s’en alla recevoir ses caresses et ses embrassements.
Cependant il sortit une grande flamme d’entre les arbres, et l’on ouït le bruit de quelques pétards, puis l’on vit arriver Pluton dans une charrette traînée par deux chevaux noirs qu’il fouettait à tour de bras. :
« Moi qui suis le germain du père Altitonant (dit-il en son langage pédantesque qu’il avait choisi) moi dis-je à qui le sort à donné la thiare achérontide et la supériorité dedans l’Averne, faut[-il] que je souffre que le flambeau latonien porte les rayons de sa chevelure dorée jusques au milieu de mes ombres les plus opaques par des bâillements que la terre vient de faire ? Il faut qu’avec précipitation je mette un ordre amplissime à cette tumultuosité atroce. »
Pluton ayant dit ces paroles faisait aller sa charrette d’un côte et d’autre, et Cupidon disait tandis à Venus : « je m’en vais lui tirer ma flèche, en êtes-vous contente ? Le ferai-je ? En est il saison ? Ma mère ? » Elle lui fit signe qu’elle le voulait bien, et aussitôt il lui en donna dans le troisième bouton, de quoi Pluton ayant été fort surpris parla en cette manière. « Quelle nouvelle jaculation vient de me férir ? Ha ! céleste fat, où trouverai-je mon dictame ? »
En disant ceci il aperçut Proserpine qui faisait des bouquets étant assise à l’entrée du bois.
« – Hélas ! S’écria-t-il, c’est celle-ci qui a emprisonné ma liberté dedans la geôle de sa venusté ineffable. Je veux en être aussitôt ravisseur qu’amateur. »
A ce mot il se mit à terre, et alla prendre Proserpine qu’il porta dedans son superbe char où il la jeta comme un sac de blé.
« – Hélas, cruel, s’écria-t-elle, laisse moi au moins porter avec moi mes fleurs. Je t’en conjure par mes pleurs. Si tu veux un peu attendre, je me rangerai après aux lacs que tu m’as voulu tendre. Quoi, me veux tu prendre, sans me rendre ? Il n’est pas sûr, que tu sois mon ravisseur. Ne te puis-je fléchir en priant, ni en criant, ô voleur qui me fais tant de mal en riant ! Ton oreille n’entend donc point mes tristes mots, qui témoignent que je souffre tant de maux, mais plutôt tant de morts ? »
Nonobstant cette belle plainte et une autre longue traînée d’allusions, Pluton fouetta ses chevaux, et les fit aller fort comme la tempête, pour mener vitement sa belle maîtresse dedans son royaume infernal.
Il passa par-devant une fosse d’où Cyane sortit à demi-nue, et avec de longs cheveux épars comme si elle fût venue de se baigner, mais la charrette alla si fort qu’elle ne put faire à Pluton la réprimande qu’elle avait préméditée. Elle ne voulait pas manquer pourtant à jouer son personnage, si bien qu’elle courut d’un côté et d’autre pour attraper le dieu des enfers. Au lieu d’aller dans le bois où il était entré par le derrière de la montagne d’Eryce, elle s’en alla dans un grand chemin où elle trouva une autre charrette couverte d’un drap. Il y avait dedans un homme et une femme qu’elle prit pour Pluton et pour Proserpine. Elle chassa les chevaux jusque dans la scène tandis que le charretier s’amusait à pisser un peu plus loin.
« – Tu ne passeras pas plus outre, ô voleur de Pluton (s’écriait notre berger Lysis qui faisait le personnage de la nymphe Cyane), l’amour aime mieux la douceur que la force. Il fallait rechercher Proserpine par les submissions et les témoignages d’amitié, et non pas la ravir. Tant que j’aurai des bras, je retiendrai la violence de ton char, et moi fille chétive, je résisterai à un dieu ! »
Le charretier courant alors après la charrette s’imaginait que cette femme qui l’avait emmenée, était un fantôme mais se voyant engagé parmi tant de monde qui était là, il eut l’esprit en plus grande perplexité qu’auparavant, et ceux qu’il menait n’étant pas moins étonnés, ne cessaient de prier Cyane qu’elle leur laissât faire leur voyage. Enfin l’homme qui était dans la charrette se donna le courage de descendre pour la repousser, et l’ayant regardée de près et écouté attentivement sa voix, il s’écria aussitôt :
« – Ha ! Fou enragé, c’est donc toi que nous avons rencontré maintenant ! Je te croyais bien loin d’ici, et tu te viens encore présenter devant mes yeux en un plus mauvais état que tu n’étais à Paris et à Saint-Cloud ! Te voilà déguisé en sorcière. Ha ! Dieu, qu’elle affliction pour notre famille ! Faut-il que ce misérable nous déshonore tous ? »
Anselme qui était parmi la bande des spectateurs, n’eut pas si tôt vu cet homme qu’il le reconnut pour le sire Adrian, curateur de Lysis. Il sortit donc vitement de sa place et l’alla saluer, le priant de ne se point fâcher contre son pupille, vu que ce qu’il disait, ce n’était point par folie, mais pour s’acquitter du personnage que l’on lui avait donné en de certains jeux qu’ils faisaient. Cependant Cyane alla se jeter dedans sa fosse, et commença à crier ainsi :
« – Hélas ! Que je suis bien punie de ma témérité ! Mon sang se change en eau, mes os s’amollissent, je n’ai rien qui ne devienne liquide. Pluton m’a métamorphosée en fontaine qui pleurera sans cesse le ravissement de la belle Proserpine. »
Adrian écoutant ceci ne prit point en paiement ce que lui contait Anselme. Il lui dit que l’on ne lui pouvait faire croire que Lysis ne fût plus insensé que jamais, et que l’on lui faisait faire toutes ces sottises pour tirer du plaisir de lui. Ne voyez vous donc pas, repartit Anselme, six ou sept autres personnes de qualité déguisées comme lui ? Et tout sur le champ Hircan, Philiris, et Meliante que la nouveauté de l’accident avait fait sortir hors du lieu où ils s’étaient retirés, se montrèrent sans masque à Adrian. Il vit bien que c’étaient des gens bien censés, et fut un peu rapaisé s’imaginant que son pupille ne pouvait rien faire de mal à propos avec eux. Carmelin s’approcha même avec les autres, et ayant connu qu’Adrian ne voulait pas croire que l’on représentât une comédie en ce lieu, il lui dit :
« – J’en étais aussi, voire, monsieur, je vous l’apprenne afin que vous n’en doutiez point. Voilà encore mon arc ; regardez, n’est-il pas de beau bois ? »
Tandis que l’on riait de cette naïveté, Philiris tout habillé en déesse comme il était, s’en alla vers Lysis. Il trouva qu’il avait l’esprit si transporté qu’il ne pouvait considérer que c’était son cousin qu’il venait de rencontrer
« – Alme Cérès, disait cette nymphe Cyane, en parlant à Philiris, avez vous déjà été partout chercher votre Proserpine avec vos flambeaux allumés ? Aréthuse ne vous a-t-elle point encore appris que Pluton la tient pour son épouse dedans l’enfer ? N’en avez vous point fait encore votre plainte à Jupiter roi des dieux ?
– Nous n’en sommes pas là, dit Philiris, venez vitement, l’on à affaire de vous.
– Hé quoi, poursuivait Cyane, trouble-t-on l’ordre de notre comédie ? A quoi tient il que l’on ne poursuive ? Qui sont les perturbateurs de notre joie ? Pour moi ne fais-je pas bien mon personnage de fontaine ? Il me semble que je suis déjà fondu en eau comme sucre dans la bouche.
– Je vous dis que voilà un de vos parents arrivé, reprit Philiris, venez vitement le saluer, il est bien en peine de vous. Il me semble que je l’ai oui nommer Adrian. Souvenez vous un peu si vous le connaissez. »
Cette nouvelle donna de l’émotion à Lysis, et quoi qu’il eût accoutumé de prendre toutes les fictions pour des vérités, le nom d’Adrian l’épouvanta de telle sorte, qu’il ne s’imagina plus que le ravissement de Proserpine se vint de faire. Il s’enfonça néanmoins dans sa cachette, non pas pour ce qu’il crût être devenu fontaine, mais pour n’être point vu seulement. Anselme désirant le faire paraître, alla vers la fosse avec Adrian qui lui dit, « là, là, ne vous cachez point mon cousin, je sais bien que c’est vous ». Il fut alors contraint de sortir de là pour saluer Adrian, et après il alla vers la charrette où était la femme de son bon cousin qu’il avait prise pour Proserpine.
[…]
Clarimond le consola le mieux qu’il lui fut possible, et Hircan le voulant faire songer à des choses plus agréables, lui dit que puisque le ravissement de Proserpine avait été interrompu, et qu’il n’y avait point d’apparence de le recommencer, il fallait jouer le lendemain la conquête de la toison d’or.
« – Ce dessein est fort beau, dit Lysis, mais où ferons nous la mer ?
– Nous irons à un étang qui est à un quart de lieue d’ici, répondit Hircan.
– Il vaut bien mieux aller à la rivière de Morin, repartit Clarimond, je sais un endroit où il y a une petite île qui sera l’île de Colchos.
– Cela sera excellent, lui dit Lysis, ce sera toi qui sera Jason, Méliante sera Médée, Hircan qui joue du luth sera Orphée qui accompagnait les Argonautes, et les réjouissait par sa musique. Pour moi je serai Zéthes, et Philiris sera Calais, tous deux frères jumeaux enfants de Borée et d’Orithie, et pour Carmelin il sera le roi Phinée, personnage qui lui convient assez bien à mon avis, car il est toujours assez affamé. Quand aux autres personnages comme Castor et Pollux et quelques autres Argonautes et les harpies, ceux qui les représenteront ce seront des gens qui n’auront que faire de parler s’ils ne veulent. »
Cet ordre étant trouvé bon la compagnie se sépara avec espérance d’avoir bien du plaisir le lendemain. Chacun des acteurs lut la fable de Jason, et songea aux paroles qui pouvaient servir à son personnage. Pour Carmelin il dit qu’il ne voulait plus parler qu’en docte, et non pas en niais, et qu’il désirait montrer des échantillons de sa doctrine. Clarimond composa avec lui toutes les choses qu’il avait à dire, et lui en écrivit un grand libelle qu’il ne fit que lire toute la nuit et le matin encore, tant il avait désir de bien faire. Son style était à moitié celui des proverbes, et le reste n’était que fantaisie. L’heure des jeux venue tous les comédiens s’habillèrent et s’en allèrent à la rivière de Morin où le reste de la compagnie arriva en même temps. Il n’y avait que ceux de la bande d’Hircan qui fussent des acteurs, pour ce qu’il semblait qu’ils eussent l’humeur plus gaie et qu’ils ne fussent propres qu’à donner du plaisir aux autres. Anselme, Montenor, ni Oronte n’étaient donc là que pour regarder avec les dames et quelques uns de leurs amis. Les spectateurs ayant pris place sur le bord de l’eau, l’on dressa une table assez près d’eux, contre laquelle l’on mit une chaire. Carmelin s’y vint asseoir ayant une belle robe de chambre, une fausse barbe blanche et une couronne de carte safranée. Il était bien aise de se voir roi une fois en sa vie, et regardant trois ou quatre valets qui allaient mettre quelques plats devant lui, il était fort glorieux de se voir servi si magnifiquement. Il se souvenait bien que Clarimond lui avait dit qu’il ne fallait pas qu’il mangeât, et que l’on lui viendrait dérober toute sa viande, mais il croyait qu’il s’était gaussé de lui et qu’il n'y avait point de danger d’avaler quelque morceau s’il le pouvait faire.
Son écuyer tranchant ne lui eut pas si tôt servi une aile de poulet, que les deux harpies vinrent habillées grotesquement ; l’une prit l’aile avec ses doigts, et l’autre ravit la pièce entière avec un grand crochet de fer. Le roi Phinée voyant qu’elles avaient pris la fuite, commença à parler de cette sorte.
« Ha ! moi misérable prince, à quoi me sert d’avoir tant d’écus que je les remue à la pelle, et les mesure au boisseau ? à quoi me sert d’avoir tant de maisons champêtres où l’on me nourrit de toute sorte d’animaux, si je ne puis manger à cause de ces monstres abominables qui me ravissent tout ? L’on a beau me tuer tant de tendres poulets que l’on fait mourir jeunes, afin de me faire vivre moi-même plus longuement ; de tout cela je n’ai rien que la fumée. Mes courtisans me remontrent assez que patience passe science, mais un ventre affamé n’a point d’oreilles. En l’état ou je suis je mangerais des charrettes ferrées, car il n’est sauce que d’appétit ! »
Le roi Phinée ayant dit ceci jeta les yeux sur son libelle, qu’il avait mis dessus la table, afin d’y regarder quelque fois, si la mémoire lui manquait. Clarimond y avait écrit tout ce qu’il devait faire, si bien qu’il lut tout haut ces paroles qu’il y trouva, « il faut que Carmelin qui représente le personnage du roi Phinée, demande à cette heure à boire. Que l’on me donne donc à boire, je le commande, puisque l’écrit l’ordonne », poursuivit-il. Chacun se prit à rire de cette plaisante naïveté, mais lui qui ne songeait qu’à son profit, s’apprêta à prendre vitement le verre des mains de ses gens, s’imaginant qu’il boirait au moins s’il ne pouvait manger : mais comme il pensait porter le verre à sa bouche, il vint une harpie qui donna dessus un grand coup de griffe, et le cassa en mille pièces. Cela le mit en colère tout à bon, et malgré les préceptes de Clarimond, il se résolut d’avaler quelque chose. On ne lui eut pas si tôt apporté une éclanche de mouton, qu’il se rua dessus sans vouloir attendre que l’on lui en eût coupé un morceau. Il mordit à même d’un grand courage comme s’il l’eût voulu dévorer tout en un coup, mais les harpies vinrent aussi tôt qui tirèrent contre lui, et lui pensèrent casser les dents. Voyant qu’elles étaient demeurées victorieuses, il se fit encore apporter un aloyau, et prenant le bâton de l’un de ses gens, il donna vivement sur les doigts à ces monstres lors qu’ils approchèrent de sa table, quoi que l’on ne lui eût pas enseigné de faire cela pour bien jouer son personnage.
Les harpies emportèrent sa viande néanmoins, et le laissèrent si déconforté, qu’il ne voulut plus se rien faire servir. Cependant qu’il gémissait dessus sa chaire, l’on vit venir de loin un bateau où étaient les Argonautes vêtus en braves gentilshommes. Ils avaient tous une rame en main excepté Orphee qui jouait de son luth, et chantait une chanson nautonière qui commençait ainsi :
« Messieurs, voulez-vous rien mander, ce vaisseau va la mer passer. »
Les autres lui répondaient en cœur, et faisaient une fort belle musique. Le vaisseau étant abordé à un port qui était proche de la table de Phinée, Zéthes et Calais se mirent à terre, et s’en allèrent trouver ce roi.
« – O, beaux jouvenceaux, leur dit-il, quel bon vent vous à amenés en mes terres ? Vous y soyez les bienvenus et les mieux reçus. Ne saurais-je être délivré par vous de quelques méchants oiseaux qui ravissent tout ce que l’on met sur ma table pour sustenter mon individu ?
– Grand roi, repartit Zéthes, la plume nous est sortie du dos en même temps que la barbe du menton. Nous volons aussi bien que le vent Borée notre père. Faites apporter de la viande qui serve d’appât à ces monstres, et vous verrez qui nous sommes. »
Phinée commanda alors à ses gens qu’ils lui apportassent quelque chose. Ils mirent un gros chapon sur sa table, et les harpies ne faillirent point à venir aussi tôt pour le ravir, mais Zéthes et Calais mirent la main à l’épée et leur donnèrent tant de peur qu’ils leur firent prendre la fuite. Ils coururent après avec tant de vitesse que l’on pouvait bien s’imaginer qu’ils volaient. Cependant Carmelin regardant sur son papier y vit en marge une annotation qui lui plut fort, et où il n’avait point encore pris garde. Il ne se put tenir de la proférer tout ainsi qu’il la trouvait écrite. « C’est maintenant, dit-il, que le roi Phinée délivré des harpies pourra manger à sa liberté ». Il mangea après de fort bon courage de son chapon, et prononça ce discours moitié par cœur, moitié en le lisant : "Ha que ces mets sont délicieux après un long jeune qui m’avait rétréci tous les boyaux comme un parchemin grillé.
Que j’aurai désormais de plaisir à savourer des viandes dont j’avais oublié le goût ! Je ne croirai plus que mes valets soient plus heureux que moi, comme par le passé lors qu’ils mangeaient tout leur saoul tandis que je ne mangeais qu’à vide."
Comme il achevait ceci les enfants de Borée revinrent victorieux, tellement qu’il leur dit ces paroles qu’il lut mot à mot dedans son papier.
« Sacrez jouvenceaux, vous m’avez rendu la vie, puisque vous m’avez rendu le manger. Assurez vous que ce bon office ne sera pas payé d’ingratitude. Je vous ferai dresser un temple aussi haut que les nues, où je vous adorerai tous les jours comme des dieux très salutaires. »
Au bout de ceci, il cria tout haut, fin, à cause que Clarimond avait écrit ce mot au bas de son libelle. Il se retira après vers les spectateurs qui lui applaudirent autant que s’il eût fait des merveilles, pour ce que les fautes qu’il avait commises étaient si plaisantes, que s’il eût suivi les préceptes que l’on avait voulu lui donner, il n’y eût rien eu en lui de si agréable. Pour les enfants de Borée ils se retirèrent dedans leur vaisseau qui commença à voguer, et alla aborder à l’île de Colchos, ou l’on vit une toison attachée à un arbre. Les Argonautes étant tous descendus en terre, Jason qui paraissait fort au dessus des autres, commença à parler ainsi en son galimatias. "Voici la terre où est la plus grande richesse du monde, et où il y a un monde de richesses.
Je vois déjà luire la toison d’or qui d’un rayon faiblement rayonnant, blesse les yeux sans les blesser, et nous fait vivre d’espoir autant que nous mourons de crainte."
Les autres Argonautes répondirent à cela en divers styles, et ce fut si haut que ceux qui étaient delà la rivière le pouvaient bien entendre. Médée parut un peu après avec des appâts qui ravirent la liberté de Jason. Il l’aborda aussitôt avec ces paroles :
« – Belle âme de mon âme, désir de mon désir, séjour de mes conceptions, ne faut il pas que vous croyez que ma franchise s’est immolée sur l’autel de vos beautés ? Depuis que je vous connais je suis merveilleusement amoureux d’une si amoureuse merveille, et je ne cherche plus qu’à mourir pour vous d’une vivante mort qui vale mieux qu’une mourante vie. Que si votre attrayante douceur, se change en une cruauté si cruelle que vous me méprisiez cruellement, et que le pouvoir par qui vous pouvez me guérir trouve de l’impossibilité dans sa puissance, je ne doute pas que mon infortune amoureuse et mon amour infortunée ne me précipitent précipitamment dans un précipice.
– Tous ces beaux mots dont vous enharnachez votre langage, (répondit métaphoriquement la sorcière Médée) ne peuvent verser dans mon esprit la croyance de votre amour. Je ne me laisserai pas endormir sur le doux oreiller de vos paroles. Vous venez d’un pays qui regorge de plus belles femmes que moi, et je ne me guinderai jamais si haut dans la présomption, que je me persuade que vous vous soyez enfilé dans le trait de mon affection. Voila pourquoi je m’imagine que vous avez levé boutique de dissimulation, mais ma raison fait si bien la garde dans le fort de mon âme qu’il ne faut pas que vous espériez le prendre d’assaut. Je sais bien que si vous y étiez entré une fois vous y mettriez tout à feu et à sang ; et vous saccageriez ma ferme constance. Il ne faut pas que je suive les banderoles de la folie, et que je me laisse aller aux pipeurs appâts qui me veulent prendre dans la nasse. J’aime bien mieux côtoyer un heureux rivage pour me voir quand je voudrai à l’abri des malheurs. »
Jason et Médée qui étaient des personnes fort capables, continuèrent longtemps leurs discours qui furent de pareille étoffe que ceux que vous venez d’ouïr. Si je les voulais écrire tous avec toute la suite de la comédie, ce serait mettre un livre dedans un autre, et importuner les lecteurs par des gentillesses qui sont déjà vieilles, et qui n’ont pas tant de grâce dans le récit comme elles en eurent la première fois qu’elles furent faites. Je me contenterai donc de dire, que Médée autant éprise du mérite de Jason, que Jason l’était de sa beauté, lui donna des drogues pour assoupir le dragon veillant qui gardait la toison d’or. Il s’approcha du lieu où elle était selon la fable, mais comme il la pensait prendre, le dragon vint l’épouvanter. C’était une machine de carte qu’un homme faisait marcher, s’étant mis dedans. Jason jeta dessus une certaine liqueur, et aussi tôt la bête demeura étendue sans mouvement quelconque, de sorte qu’il alla librement décrocher la belle toison qu’il désirait, et prit Médée par dessous le bras pour la faire embarquer dans son vaisseau et la mener en Grèce.
Lysis ayant considéré ceci ne voulut pas se contenter des paroles que l’on lui avait conseillé de dire ; il s’en alla arrêter Jason en le prenant par le bras :
« Tu ne t’en iras pas ainsi, lui dit-il, tu n’as accompli que la moitié de ton ouvrage. Penses tu que la toison d’or soit si aisée à acquérir ? N’as tu pas lu qu’elle est aussi bien gardée par les taureaux au pied d’airain et aux cornes ferrées, que par le dragon veillant ? Il faut que tu enchantes ces animaux, et que tu leur fasses soumettre le col au joug, pour leur faire labourer ce champ où tu sèmeras des dents serpentines. Cette fatale semence germera dans la terre de nouveau abreuvée de sang et de venin, et puis elle enfantera des hommes tous armés contre lesquels tu auras à combattre, jusqu’à tant que l’émotion étant survenue entre eux, ils se défassent eux mêmes. Ce sera après ces travaux que tu mériteras d’être récompensé. Demeure donc ici, ou je te jure que pas un des argonautes ne te suivra. Ça donc, que l’on fasse venir les taureaux.
– Nous n’en avons point ici, dit Hircan, pensez vous que l’on puisse représenter toute chose de point en point ? Vous nous donnez des sujets trop malaisés. Il n’y a point de comédie où l’on ne passe toujours quelque chose de l’histoire sous silence, ou bien l’on fait accroire que ce qui est de plus difficile s’est accompli derrière la tapisserie, et l’on le vient raconter après sur le théâtre.
– Cette mode là ne vaut rien, dit Lysis, je veux que tout soit en sa naïveté. Il faut faire ce que je conseille si l’on veut faire des parties avec moi. Voilà tous nos jeux gâtés faute de bonne prévoyance. Qu’une autre fois ceux qui auront le soin de faire nos préparatifs, n’y oublient rien de ce qui sera nécessaire. »
Lysis ayant parlé ainsi se mit dans le bateau, et tous ceux qui étaient dans l’île aussi, car en effet toute leur comédie était achevée. Ce désordre qui s’y était trouvé était plus agréable que le meilleur ordre du monde, et l’on prit bien du plaisir à entendre les plaintes de Lysis qui ne cessa le reste du jour de quereller Clarimond et Hircan, pour n’avoir point fait venir des bœufs dedans l’île. L’on l’apaisa enfin par les promesses que l’on lui fit de jouer toutes les comédies avec un grand appareil ou de n’en jouer plutôt point, et son avis fut que quand l’on aurait fait faire de toute sorte d’habits, il faudrait représenter toutes les métamorphoses d’Ovide l’une après l’autre, et puis toute l’Enéide de Virgile et quelques autres poésies encore. L’on s’imagina que ce serait un grand passe-temps de voir représenter si facétieusement tant de fables, et néanmoins l’on donna de fort longs délais à Lysis, pource que le changement plaît fort à tout le monde, et que la compagnie avait dessein de s’occuper à autre chose, et puis il était fort malaisé de représenter tant de diverses actions de la sorte comme Lysis se les imaginait, car lorsqu’il eût fallu faire descendre des dieux du ciel, de quelle invention se fût on servi ? L’on n’eût pas représenté cela si facilement que les enfers, que l’on eût fait dans quelque carrière ou dans quelque fourneau à brique. notre berger avait encore un dessein bien étrange : il voulait que pour jouer plus naïvement une comédie, l’on ne se servît pas d’une seule scène, à cause, disait-il, que l’on représentait quelquefois des choses qui avaient été faites en divers pays ; il voulait donc que ce qui avait été fait dans un village, se fît dans un village, et que ce qui avait été fait sur une montagne, se fît sur une montagne, quand même il eût fallu que les acteurs eussent cheminé une lieue pour en trouver une, tellement qu’il eût donné la peine aux spectateurs de les suivre ainsi d’un lieu à l’autre, et d’aller avec eux tantôt sur le bord d’une fontaine, tantôt dans un temple pour leur voir jouer leur personnage. C’était ainsi que Lysis voulait faire, et non pas édifier sur un théâtre des châteaux de carte, et appeler tantôt la scène la Thrace, et tantôt la Grèce. Vous voyez bien par ces imaginations extraordinaires qu’il avait envie de s’approcher de la vérité le plus qu’il pourrait : mais l’on commençait à s’ennuyer de tant de difficultés. Outre cela l’on considérait que si l’on eût longtemps joué des jeux si publics, la noblesse fût venue de vingt lieues à la ronde pour en avoir son ébattement, et se moquer possible d’une telle gentillesse, qui ne pouvait pas être au goût de tout le monde, car il était de cette véritable histoire comme de ce simple récit que je vous en fais, lequel ne saurait plaire aux esprits vulgaires qui ne peuvent goûter la véritable raillerie. Des paysans et des bourgeois qui passaient chemin s’étaient déjà arrêtez à regarder la comédie de nos bergers, et les avaient laissez avec étonnement, croyant qu’ils eussent tous quelque folie dans la tête. Le plaisir de la comédie fut donc quitté et Lysis n’eut plus que le soin d’apprendre si sa maîtresse n’en avait rien vu, à cause qu’il lui semblait qu’elle n’avait daigné paraître. Encore qu’elle n’eût point sorti de la maison, l’on lui fit accroire qu’elle était venu voir la conquête de la toison d’or pour une passade, et qu’elle s’en était retournée toute des premières.
« – Je sais bien qu’elle ne prend plaisir à aucune chose de tout ce que je fais, dit le berger, mais puisque dans toutes mes actions passées elle n’a point encore trouvé de témoignages de mon affection, je veux que ce soit ma mort qui la lui fasse connaître. »
Roman disponible sur Gallica.
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