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Par support > Pièces de théâtre > Les Trois cousines (Prologue) –
1700
(Florent Carton dit) Dancourt, Les Trois cousines (Prologue)
Paris : Vve de P. Ribou, 1725
Soutenir l'auteur, en dépit de la pièce
Le prologue met en scène les spectateurs dans la salle, juste avant que le spectacle ne commence. Tous sont du même avis :la comédie est mauvaise ;ils sont pourtant tous venus assister à la représentation, et le Chevalier, ivre, en expose les raisons à la scène V :
LE BARON.
Et où t'es-tu accommodé comme cela ?
LE CHEVALIER.
Où ? Chez l'auteur de cette mauvaise pièce. C'est un bon vivant qui aime la joie, la bonne chère, le bon vin de champagne ;il nous a régalés....mais tout compté, tout rabattu, sa comédie ne vaut pas le diable...
LE BARON.
N'est-il pas vrai ?
LE CHEVALIER.
Cela est pitoyable, abominable; mais je n'en dis point de mal, parce qu'il est de mes amis ;j'ai beaucoup d'égards pour les gens qui me font bonne chère, moi, c'est ma grande folie.
BELINDE.
Vous le voyez souvent, M. le Chevalier ?
LE CHEVALIER.
Si je le vois ? je travaille avec lui quand il a quelque ivrogne à mettre, c'est ordinairement moi qui sers de modèle. Oh ce garçon-là copie bien d'après nature. Il a besoin dans une pièce qu'il fait d'un caractère de nigaud, de fat, d'imbécile ; je veux lui donner ta connaissance, Baron, cela lui fera plaisir sur ma parole :il a peine à trouver de nouveaux caractères.
MENONE.
Hé le moyen qu'il n'en ait pas ? C'est un homme qui ne lit jamais, à ce qu'on dit.
LE CHEVaLIER.
Oh pour cela ce n'est pas sa faute, il n'a pas le temps, nous sommes toujours à sa table, et puis pour les bagatelles qu'il fait, dit-il, il n'a besoin que du livre du monde, il y sait lire, il le connaît, il pille dedans comme à tous les diables.
LE BARON.
Qu'il fasse voir quelque chose de nouveau, et qu'il ne tourne pas autour de lui-même comme sur un pivot. Toujours des procureurs, des bourgeoises ridicules, des nigauds, des paysans, des meuniers, des meunières ; cet homme-là est né pour le moulin, il ne le peut quitter.
LE CHEVALIER.
Oh parbleu, M. de Fonsecq, je vous y prends, vous êtes un rude joueur, c'est vous qui avez fait le quatrain qui court contre lui.
LE BARON.
Moi, point du tout.
LE CHEVALIER.
Oh si fait, si fait, vous êtes modeste, ne vous en défendez pas, ce quatrain-là n'est pas trop mauvais, il ferait déshonneur à tout autre, mais il est joli pour vous, je vous en réponds.
MENONE.
Hé, dites-nous ce quatrain, M. le Chevalier.
LE CHEVALIER.
Le voici, Madame, je l'ai dans ma poche, car dans ma mémoire, je ferais scrupule de l'y mettre.
Le public est fou, Dieu me damne
De trouver à l'auteur un esprit drôle et fin,
Un esprit drôle et fin cela est bien écrit au moins, Mesdames.
BELINDE.
Très délicatement, il n'y a rien de plus joli.
LE CHEVALIER.
N'est-il pas vrai ? écoutez la suite.
Le public est fou, Dieu me damne,
De trouver à l'auteur un esprit drôle et fin;
Ce n'est qu'un ignorant, je le garantis âne,
Puisqu'il est toujours au moulin.
Que dites-vous de la chute, elle est piquante, n'est-ce pas ?
BELINDE.
Ah toute charmante, toute amoureuse, je le garantis âne ! La jolie tournure de la phrase, ma favorite, la jolie tournure de la phrase !
MENONE.
Elle est vive, je vous l'avoue, et que dit le pauvre auteur de ce quatrain-là ? Il est bien fâché.
LE CHEVALIER.
Lui! Point du tout, il s'en moque, il s'en divertit.
BELINDE.
Il s'en divertit !
LE CHEVALIER.
Hé parbleu oui, tout le monde rit des sottises qu'il fait, il rit aussi des sottises que font les autres. C'est un garçon fort judicieux, ho.
LE BARON.
Ce quatrain n'est pas de moi, mais je le trouve bon, du dernier b[i]en, et aussi excellemment bon que la comédie est parfaitement mauvaise.
LE CHEVALIER.
Elle ne vaut pas le diable, te dis-je, je pense comme toi ;mais je suis jaloux de mes sentiments, et comme l'auteur est de mes amis, si tu continues à penser comme moi tu auras affaire à moi, je t'en avertis.
LE BARON.
Oh Dame.
MENONE.
Vous êtes un ardent ami, M. le Chevalier.
LE CHEVALIER.
Oui j'aime chaudement, Madame, c'est ma manière, et quand je suis chaud de vin surtout ;l'auteur m'a fait boire aujourd'hui de la Tocane...c'est un bon vivant, grâce pour sa pièce, mais je ne connais point le musicien, je vous abandonne la musique.
LE BARON.
C'est ce que j'y trouve de plus supportable, moi.
LE CHEVALIER.
C'est ce qu'il y a de plus mauvais ;vous êtes un ignorant, je me connais en musique moi, comme en vin de champagne. Je veux vous en chanter un petit air qu'on m'apprit hier au soir, Mesdames, vous verrez ce que c'est que de bonne musique.
BELINDE.
Volontiers. Je m'y connais un peu sans vanité, et j'ai sur moi un air italien que je vous chanterais aussi si je n'étais fort enrhumée, si fort enrhumée.
MENONE.
Il faut prier le musicien de la comédie de vous le chanter. Le voici le plus à propos du monde ; approchez, Monsieur Touvenelle. C'est un fort habile homme, au moins, et qui chante presque tout à livre ouvert.
Comédie en ligne sur Google Books, édition de 1887, p. 141
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