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1697

Charles Dufresny, Le Négligent

La Haye : J. van Ellinkhuysen, 1697

Composer après Molière

A la scène III du prologue de cette comédie, le personnage du poète, qui ne parle qu'en vers mais écrit en prose, évoque la difficulté d'écrire des comédies pour qui vient après Molière:

SCÈNE III. Oronte, Le Poète.

ORONTE. Monsieur, je suis surpris que vous ayez fait une comédie en prose, puisque vous avez tant de facilité à faire des vers.

LE POÈTE. Cette facilité ne fait rien à la chose,
Je ne plains ni peine ni temps
Pour réussir quand je compose ;
Et voici comme je m'y prends.
D'abord pour ne me point gêner l'esprit, j'ébauche grossièrement mon sujet en vers alexandrins, et petit à petit en léchant mon ouvrage je corromps avec soin la cadence des Vers, et je par... viens enfin à réduire le tout en prose natu... relle.

ORONTE. Vous croyez donc qu'une comédie est plus parfaite en prose qu'en vers ?

LE POÈTE. Oui sans doute ; et il n'est point naturel qu'on parle en vers dans une comédie ; à moins que la scène ne fût au Parnasse, qu'on y fit parler Clio, ou l'amoureuse Erato, avec Virgile, le Tasse, ou moi.

ORONTE. J'entre dans vos raisons ; mais revenons à votre comédie : voulez-vous que je vous dise sincèrement ce que j'en pense ?

LE POÈTE. Oui, Monsieur, et sans me flatter.

ORONTE. Elle n'est point de mon goût.

LE POÈTE. Tant pis pour vous : qu'y trouvez-vous donc de si mauvais, Monsieur ? La diction n'est-elle pas pure, et concise ?

ORONTE. Oui.

LE POÈTE. Le dialogue naturel ?

ORONTE. D'accord.

LE POÈTE. Et l'intrigue ?

ORONTE. J'avoue qu'elle est singulière et assez bien conduite.

LE POÈTE. Qu'y manque-t-il donc ?

ORONTE. Des caractères, Monsieur, des caractères nouveaux, et des portraits.

LE POÈTE. Ah ! Ah ! Nous y voilà ! Des caractères, des portraits ; votre discours me fait soupçonner...

ORONTE. Quoi ?

LE POÈTE.
Que vous êtes un peu moliériste.

ORONTE. Je ne m'en défends point ; et je tiens qu'on ne peut réussir sur le théâtre, qu'en suivant Molière pas à pas.

LE POÈTE. Cependant, Monsieur, quand j'ai commencé à exceller, je n'avais jamais lu Molière.

ORONTE. Tant pis pour vous.

LE POÈTE. Oh ! Tant pis pour moi de ce qu'il y a eu un Molière ; et plût au ciel qu'il ne fût venu qu'après moi.

ORONTE. Vous avez tort de n'être pas venu le premier.

LE POÈTE. Assurément, je me serais emparé aussi bien que lui, et que ceux qui l'ont précédé... De ces Originaux fameux pour le comique,
Dont les gros traits marqués des plus vives couleurs,
Font grand plaisir, sans doute, aux spectateurs,
Et peu de peine à l'auteur satirique.

Au lieu qu'il faut fixer à présent sur les diminutifs de caractères, dont le comique est imperceptible au goût d'à présent, surtout au goût usé, qui n'est plus piqué que par des plaisanteries au gros sel, au poivre et au vinaigre.

ORONTE. Je conviens que les caractères et les plaisanteries sont aussi usés que le goût.

LE POÈTE. Molière a bien gâté le théâtre. Si l'on donne dans son goût, bon, dit aussitôt le critique, cela est pillé, c'est Molière tout pur : s'en écarte-t-on un peu, oh ! Ce n'est pas là Molière.

ORONTE. Il est vrai que le siècle est extrêmement prévenu pour lui.

LE POÈTE. Oh ! J'attraperai bien le siècle : je vais me jeter dans les pièces allégoriques, dans les mœurs étrangères et barbares. On doit être las de voir sur le théâtre des peuples de l'Europe ; leurs mœurs sont trop connues.

Une intrigue sauvage
Surprendra davantage.
Qu'en dites-vous, Monsieur ? Cela réussira ;
Les Précieuses de Goa,
Ni la Coquette japonaise,
N'ont point encore paru sur la scène française.

ORONTE. Cela serait nouveau : mais vous ne feriez pas la fortune des Comédiens.

LE POÈTE. Trouvez-moi donc à la cour, ou à la ville, des ridicules à copier.

ORONTE. Les ridicules ne s'y renouvellent que trop, la mode en change en France, comme d'habits. Encore un coup, Monsieur, il y a plus de fous que jamais.

LE POÈTE. D'accord ; mais tout le monde est fou sur le même ton. On ne voit plus de ces extravagances brillantes, dignes d'être copiées sur le Théâtre ; il faut quelque mérite au moins pour exceller en extravagances. Les Marquis de Molière, par exemple, ne réjouissaient-ils pas par leurs turlupinades spirituelles, leurs contorsions, et leurs habits ridicules ; mais pour nos Marquis modernes, ils sont sérieusement impertinents. L'un à qui l'effronterie,
Tient toujours lieu d'habileté,
Débite une rêverie
D'un ton plein de gravité.

L'autre avec un visage morne et un air décontenancé, affecte une nonchalance d'esprit fort ;

Il blâme tout et ne sait rien, À tout il a réponse prête ; Car sans dire un seul mot, en secouant la tête D'un air Pyrrhonien,
Il prétend réfuter le Théologien, Le Philosophe, et le Physicien.

En vérité, mettre des ridicules de cette espèce sur le théâtre, ne serait-ce pas un guet-apens contre le plaisir du public ?

ORONTE. Un habile auteur tirerait encore du sel de ces caractères, tout insipides qu'ils vous paraissent.

LE POÈTE. Du temps de Molière une précieuse était divertissante ; elle avait de la mémoire pour retenir de grands mots, quelque feu d'imagination pour les arranger plaisamment ; mais à présent, une précieuse est une maîtresse passée... Lorsqu'elle sait artistement Pencher le corps et tortiller la tête, Ou de son éventail ouvert nonchalamment Ranger sa favorite, et redresser sa crête,
Faire le manège des yeux, Rougir sa lèvre pâle à force de la mordre, Ricaner par mesure et grimacer par ordre.

Avec cela et cinq ou six mots en vogue, elle soutient la conversation tout un jour.

ORONTE. Hé ! Que faut-il davantage pour entretenir, des cavaliers qui pour la plupart ne savent parler d'autre chose que de la sève d'un vin de champagne, des trois dés ou du lansquenet, ou tout au plus du détail de leur régiment.

LE POÈTE. C'est ce que je vous dis. Tous les originaux d'aujourd'hui sont fades ; mais si ma comédie ne vous plaît pas, j'en ai une autre toute pleine de scènes de tendresse, qui trouvent passage jusqu'au fond du cœur, et qui...

ORONTE. Une comédie de tendresse ! Oh ! Depuis que la débauche a fait un calus sur le cœur des jeunes gens, la tendresse les fait bailler ; ils écoutent les équivoques grossières, et ne rient que des mots significatifs. Pour les remuer il faudrait traiter l'amour sur le théâtre, comme ils le traitent dans le monde ; leur imagination va d'abord au dénouement.

LE POÈTE.
Mais, Monsieur, il se trouve encore des cavaliers, qui ont conservé la politesse, et la galanterie de Voiture.

ORONTE. Ils sont donc aussi vieux que lui ; l'on ne voit point aujourd'hui de jeunes gens galants ; pour des femmes galantes, Paris en fournit assez.

LE POÈTE. D'accord : mais on ne voit plus dans leurs intrigues, cette diversité qui fournissait des idées aux auteurs comiques ; autrefois, chaque belle avait son faible particulier.

Pour plaire il fallait une étude,
Le mystère et le secret,
Domptaient la prude.
La coquette cédait au fracas indiscret ;
La vieille aimait par jalousie,
La jeune aimait par curiosité ;
Celle-ci par fantaisie,
Et celle-là par vanité.
Mais à présent, toutes les intrigues se ressemblent.
Un seul chemin conduit au cœur d'une beauté ;
L'amour n'a plus qu'une flèche,
Qui fasse brèche,
À la cruauté.

C'est l'argent qui fait le nœud de l'intrigue, et le plus ou le moins, fait le dénouement.

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