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Par support > Oeuvres diverses > Épître à Monsieur de Niert, sur l'Opéra –
1677
Jean de La Fontaine, Épître à Monsieur de Niert, sur l'Opéra
Variétés sérieuses et amusantes , Sablier, Amsterdam, 1756.
L'Opéra à la mode
La Fontaine atteste dans cette épître de l'engouement nouveau du public pour l'opéra en décrivant les effets produits sur la salle et en s'attardant sur la composition, le nombre et les habitudes des spectateurs :
Niert, qui, pour charmer le plus juste des rois,
Inventa le bel art de conduire la voix,
Et dont le goût sublime à la grande justesse,
Ajouta l’agrément et la délicatesse ;
Toi qui sais mieux qu’aucun le succès que jadis
Les pièces de musique eurent dedans Paris,
Que dis-tu de l’ardeur dont la cour échauffée
Frondait en ce temps-là les grands concerts d’Orphée,
Les passages d’Atto, et de Leonora,
Des Machines d’abord le surprenant spectacle
Éblouit le bourgeois et fit crier miracle ;
Mais la seconde fois il ne s’y pressa plus :
Il aima mieux le Cid, Horace, Heraclius.
Aussi, de ces objets l’âme n’est point émue,
Et même rarement ils contentent la vue.
Quand j’entends le sifflet, je ne trouve jamais
Le changement si prompt que je me le promets.
Souvent au plus beau char, le contre-poids résiste ;
Un Dieu pend à la corde, et crie au machiniste ;
Un reste de Forêt demeure dans la mer,
Ou la moitié du Ciel au milieu de l’Enfer.
Quand le théâtre seul ne réussirait guère,
La comédie, au moins, me diras-tu, doit plaire.
Les ballets, les concerts, se peut-il rien de mieux
Pour contenter l’esprit et réveiller les yeux ?
Ces beautés, néanmoins, toutes trois séparées,
Si tu veux l’avouer, seraient mieux savourées.
Des genres si divers le magnifique amas
Aux règles de chaque art ne s’accommode pas.
Il ne faut point, suivant les préceptes d’Horace,
Qu’un grand nombre d’acteurs le théâtre embarrasse ;
Qu’en sa machine un dieu vienne tout ajuster.
Le bon comédien ne doit jamais chanter.
Le ballet fut toujours une action muette.
La voix veut le théorbe, et non pas la trompette ;
Et la viole, propre aux plus tendres amours,
N’a jamais, jusqu’ici, pu se joindre aux tambours.
Mais en cas de vertus, Louis, qui, par pratique,
Sait que pour en avoir une seule héroïque,
Il faut en avoir mille, et toutes à la fois,
Veut voir si, comme il est le plus puissant des rois,
En joignant, comme il fait, mille plaisirs de même,
Il en peut avoir un dans le degré suprême.
Comme il porte au-dehors la terreur et l’amour,
Humain dans son armée autant que dans sa cour
Il veut sur le théâtre, ainsi qu’à la campagne,
La foule qui le suit, l’éclat qui l’accompagne ;
Grand en tout, il veut mettre en tout de la grandeur.
La guerre fait sa joie et sa plus forte ardeur ;
Ses divertissements ressentent tous la guerre :
Ses concerts d’instruments ont le bruit du tonnerre,
Et ses concerts de voix ressemblent aux éclats,
Qu’en un jour de combat font les cris des soldats.
Les danseurs, par leur nombre, éblouissent la vue,
Et le ballet paraît, exercice, revue,
Jeu de gladiateurs, et tel qu’au champ de Mars,
En leurs jours de triomphe en donnaient les Césars.
Glorieux, tous les ans, de nouvelles conquêtes,
À son peuple il fait part de ses nouvelles fêtes ;
Et son peuple qui l’aime et suit tous ses désirs,
Se conforme à son goût, ne veut que ses plaisirs.
Ce n’est plus la saison de Raymond ni d’Hilaire ;
Il faut vingt clavecins, cent violons pour plaire.
On ne va plus chercher au bord de quelque bois
Des amoureux bergers la flûte et le hautbois.
Le théorbe charmant, qu’on ne voulait entendre
Que dans une ruelle avec une voix tendre,
Pour suivre et soutenir par des accords touchants
De quelques airs choisis les mélodieux chants,
Boisset, Gaultier, Hémon, Chambonniere, La Barre,
Tout cela seul déplaît, et n’a plus rien de rare.
On laisse là Dubut, et Lambert, et Camus ;
On ne veut plus qu’Alceste, ou Thésée, ou Cadmus.
Que l’on n’y trouve point de machines nouvelles,
Que les vers soient mauvais, que les voix soient cruelles :
De Baptiste épuisé les compositions
Ne sont, si vous voulez, que répétitions :
Le Français pour lui seul contraignant sa nature,
N’a que pour l’Opéra de passion qui dure.
Les jours de l’Opéra, de l’un à l’autre bout,
Saint Honoré, rempli de carrosses partout,
Voit, malgré la misère à tous états commune,
Que l’Opéra tout seul fait leur bonne fortune.
Il a l’or de l’Abbé, du Brave, du Commis ;
La Coquette s’y fait mener par ses amis ;
L’Officier, le Marchand tout son rôti retranche
Pour y pouvoir porter tout son gain le dimanche.
On ne va plus au Bal, on ne va plus au Cours :
Hiver, Été, Printemps, bref, Opéra toujours ;
Et quiconque n’en chante, ou bien plutôt n’en gronde
Quelque récitatif, n’a pas l’air du beau monde.
Mais que l’heureux Lully ne s’imagine pas
Que son mérite seul fasse tout ce fracas.
Si Louis l’abandonne à ce rare mérite,
Il verra si la ville et la cour ne le quitte.
Ce grand Prince a voulu tout écouter, tout voir ;
Mais il sait de nos sens jusqu’où va le pouvoir,
Et que si notre esprit a trop peu de portée,
Leur puissance est encor beaucoup plus limitée ;
Que lorsqu’à quelque objet l’un d’eux est attaché,
Aucun autre de rien ne peut être touché.
Si les yeux sont charmés, l’oreille n’entend guère :
Et tel, quoiqu’en effet il ouvre les paupières,
Suit attentivement un discours sérieux,
Qui ne discerne pas ce qui frappe ses yeux.
Car ne vaut-il pas mieux, dis-moi ce qu’il t’en semble,
Qu’on ne puisse saisir tous les plaisirs ensemble,
Et que, pour en goûter les douceurs purement,
Il faille les avoir chacun séparément ?
La musique en sera d’autant mieux concertée ;
La grave tragédie, à son point remontée,
Aura les beaux sujets, les nobles sentiments,
Les vers majestueux, les heureux dénouements :
Les ballets reprendront leurs pas et leurs machines,
Et le bal éclatant de cent Nymphes divines,
Qui de tout temps des cours a fait la majesté,
Reprendra de nos jours sa première beauté.
Ne crois donc pas que j’aie une douleur extrême
De ne pas voir Isis pendant tout le Carême.
Si nous ne pouvons pas de l’auguste Louis
Savoir encor sitôt les projets inouïs,
Le jour de son départ, sa marche et quelles places
Foudroyant ses canons, embrasent ses carcasses,
Avec mille autres biens, le Jubilé fera
Que nous serons un temps sans parler d’Opéra.
Mais aussi, de retour de mainte et mainte Église,
Nous irons, pour causer de tout avec franchise,
Et donner du relâche à la dévotion,
Chez l’illustre Certain faire une station :
Certain, par mille endroits également charmante,
Et dans mille beaux arts également savante,
Dont le rare génie et les brillantes mains
Surpassent Chambonniere, Hardel, les Couperins.
De cette aimable Enfant le clavecin unique
Me touche plus qu’Isis et toute sa musique :
Je ne veux rien de plus, je ne veux rien de mieux
Pour contenter l’esprit, et l’oreille et les yeux ;
Et si je puis la voir une fois la semaine,
À voir jamais Isis je renonce sans peine.
Variétés sérieuses et amusantes, Sablier, Amsterdam, 1756, t. II, p. 115.
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