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1664
Claude Collin, Eraste
Paris, Loyson, 1664
Récit d'un ballet
La narration d'une intrigue secondaire débute par le récit d'un ballet extraordinaire :
Je viens de vous dire comme Eraste devint amoureux d’Ildegrade. Elle était des amies de Stéphanie et ce fut chez elle qu’il donna naissance à sa passion dans un ballet qui se fit chez Stéphanie, dont je serai bien aise de vous faire le récit.
Après un magnifique repas, l’on vit paraître une grande troupe de dames et d’hommes de qualité qui composaient une mascarade assez galante et assez belle pour la pouvoir nommer un ballet, bien qu’il n’y eût point de machines. Elle s’appelait Les Trois Arabies, c’est-à-dire la Déserte, la Petrée et l’Heureuse. Ainsi lorsque les violons et les joueurs d’instruments se furent placés dans la même tribune où étaient ceux du roi, l’on vit paraître une scène qui contenait toute la largeur de la salle et qui représentait cette première Arabie par une grande forêt dont les arbres paraissaient si hauts et les ombrages si sombres qu’il semblait qu’ils fussent aussi vieux que le monde. Et cela si bien imité que l’on croyait en voir la véritable verdeur et sentir cette agréable fraîcheur que l’on rencontre parmi les bois sous l’épaisseur des plus grands arbres. Alors, du milieu de cette scène rustique s’avancèrent quatre grands oiseaux admirablement bien imités : un perroquet, un geai, une pie et un étourneau, tous oiseaux à qui l’art donne la parole, qui chantèrent des vers en musique que je ne vous mettrai point ici, puisqu’ils rendraient peut-être mon discours trop ennuyeux.
Après cela, les instruments commencèrent à jouer et l’on vit sortir de cette forêt six lions si merveilleusement feints qu’ils donnèrent presque de la frayeur à tous ceux qui les regardaient. La force et l’agilité de ces fiers animaux fut naturellement exprimée par les sauts mesurés qu’ils faisaient à la fin de chaque cadence et, chaque fois qu’ils s’entremêlaient pour former les diverses figures de leur entrées, ils demeuraient courbés sur les pattes de devant comme les lions qui rugissent et se fouettaient de leurs queues avec un bruit éclatant qui marquait la cadence de cet intervalle. Et puis, s’élançant tous six par un grand bond, à la fin de la dernière figure, après avoir donné le temps de la voir, ils regagnèrent la forêt et ne furent plus vus de la compagnie. Aussitôt la seconde entrée parut, composée de douze singes si naïvement représentés que l’invention des mascarades et des ballets n’a jamais rien fait de semblable. Pour exprimer l’extrême disposition de ces animaux, le mouvement de ce qu’ils dansaient était subit et d’une cadence précipitée. Ils n’allaient que par sauts et par cabrioles et représentaient si bien cette action inquiète et enjouée que les singes ont toujours que les véritables auraient eux-mêmes été trompés par une feinte si trompeuse. Ils tenaient chacun deux flambeaux allumés aux deux pattes de devant et par les figures hautes qu’ils firent les uns sur les autres, ces lumières firent voir en lettres de feu et en chiffres éclatants les noms d’Eraste et de Stéphanie. Après quoi, se mettant quatre sur les épaules de cinq, deux sur celles des quatre, et un sur deux ils faisaient une pyramide merveilleuse et qui fit sans doute un fort bel effet. Peu après l’on vit paraître six autruches qui firent la troisième entrée, commençant de voler terre à terre avec une rapidité si grande qu’à peine les regards les pouvaient suivre. Ces oiseaux géants, s’il faut dire ainsi, avaient de gros et grands bouquets de plumes grises, blanches et noires à la queue et ceux des ailes qui flottaient avec une grâce tout à fait admirable à mesure qu’ils dansaient. Lorsqu’ils eurent fait des vols en rond et en serpentant et formé diverses figures par leurs diverses situations, ils fondirent dans le bois avec les ailes étendues. Ils n’y furent pas plus tôt que les violons jouèrent la quatrième et la dernière entrée composée de huit renards admirablement bien faits qui faisaient mille et mille postures tout à fait agréables et avec tant de tristesse que la finesses des renards y était dépeinte en perfection et ne pouvait être mieux imitée. Puis, feignant d’avoir peur, demeurant pendant un moment la patte en l’air, ils prirent la fuite et s’en allèrent dans la forêt.
Puis l’on vit paraître quatre astrologues qui vinrent danser avec une disposition tout à fait extraordinaire. Ils avaient tous des tuniques de satin bleu semées d’étoiles d’or, un globe terrestre pour coiffure et une sphère à la main gauche et un compas à la droite. L’air des violons qui réglait leurs pas était fort grave et ils regardaient tantôt le ciel et tantôt leur sphère. Ensuite vinrent quatre alchimistes avec des habillements d’un satin brun qui paraissaient avoir été noircis par la fumée. Ces habits étaient tous couverts de lingots d’or et d’argent, de creusets, de matras et d’autres instruments de chimie. Tous quatre avaient pour coiffures des alambiques d’or sur la tête et firent avec un fourneau toutes les simagrées des chimistes et marquaient la cadence avec leurs soufflets.
Aussitôt que ceux-ci se furent retirés derrière, parurent six voyageurs avec des vestes courtes de velours incarnat en broderie d’or, de petits turbans, un grand cimeterre au côté et un bouclier d’argent au bras gauche. Ils exprimèrent fort bien par leurs actions la curiosité des étrangers. Puis l’on vit six voleurs, qui en se montrant obligèrent les six voyageurs mettre la main aux armes ; et s’attachant alors un combat entre eux, il se mêlèrent et se démêlèrent avec tant d’adresse, se battant en dansant que rien n’était plus beau. Ensuite l’on vit paraître six marchands de pierreries vêtus en arabes avec des tuniques et des brodequins d’or et des vestes de drap d’or frisées sur les épaules, avec un turban de gaze d’or et une ceinture de même. Ils avaient tous six aux mains de petits coffres dorés tous ouverts que l’on voyait remplis de bijoux enrichis de diverses pierreries et, après que par leurs signes ils eurent demandé à tout le monde si l’on n’en voulait point, ils donnèrent tous leurs bijoux aux dames, chacun selon son inclination, ce que j’expliquerai, en nommant à la fin de ce récit les noms des plus considérables qui étaient dans ce ballet. Après les marchands, l’on vit paraître six chasseurs aussi galants que magnifiques et qui dansèrent avec tant de disposition et de grâce qu’il ne s’y pouvait rien ajouter. Ils avaient tous des justaucorps, des brodequins et des toques de satin vert en broderie d’argent, un cor de vermeil doré suspendu à une écharpe de gaze d’or et un épieu à la main droite, dont le fer était doré et le fourreau couvert de satin vert en broderie d’argent avec une grande frange de même au bas de ce fer. Leur action exprima fort bien l'activité de leur profession : ils marquaient la cadence avec leur cor et leur épieu et jouèrent si bien leurs personnages que tous ceux qui les virent les prenaient quasi pour de vrais chasseurs. Ils furent suivis de six bergers et six bergères fort proprement habillées les uns et les autres de toile d’argent avec des bandes de broderie à fleurs naturelles, tenant tous à la main des houlettes peintes et des chalumeaux et des musettes. Ils dansèrent merveilleusement bien et leur naïveté finit le ballet.
Tout le monde en fut extrêmement satisfait.
Claude Colin, Eraste, Paris, Loyson, 1664, p. 56-72.
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