La base de données « Naissance de la critique dramatique » offre plus de 3000 extraits de textes du XVIIe siècle évoquant les oeuvres théâtrales sous l'angle de… [plus]
Par support > Romans, nouvelles > Les Nouvelles Nouvelles –
1663
Jean Donneau de Visé, Les Nouvelles Nouvelles
Paris, Rbou, 1663.
Débat sur les pensées au théâtre
Plusieurs pages des Nouvelles Nouvelles sont consacrées à une réflexion sur les pensées, et notamment sur l'effet qu'elles produisent sur le spectateur. Les deux exemples choisis sont issus de pièces de Thomas Corneille, Stilicon et La Mort de l'Empereur Commode :
— Ce que vous venez de dire, repartit Clorante à Ariste, m'a fait faire une réflexion sur les pensées, qui fait que je les estime présentement aussi peu que je les ai fortement aimées, puisque ce que l'on appelle grandes, belles et profondes pensées ne doit passer à mon sens, chez les esprits bien faits, que pour d'obscures rêveries que celui qui les conçoit ne peut faire comprendre aux autres, ayant souvent bien de la peine à les entendre lui-même, ce qui n'est pas difficile à croire, vu la peine qu'un esprit se donne pour les enfanter, et les profondes rêveries où il s'ensevelit, qui l'entraînent souvent si loin que ce qu'il en rapporte est si grand, si obscur, si élevé et si embarrassé qu'il n'est plus connu des gens de ce monde. Et c'est de là d'où vient que l'on voit tous les jours, non pas tant de pensées, car elles ne méritent pas ce nom, mais tant de choses si obscures où l'on ne comprend rien. Je tiens, poursuivit-il, que presque toutes les choses que l'on a de la peine à produire sont de ce nombre, ce qui fait voir que l'on ne saurait trouver de pensées qui soient naturelles et fortes tout ensemble et que l'on n'en peut produire du tout sans s'embarrasser, sans dire plus ou moins que l'on ne voudrait, ou sans laisser à deviner quelque chose. Ce n'est pas qu'il n'y ait des personnes assez heureuses pour trouver de ces sortes de pensées qui plaisent, et qui plaisent même avec justice, et je vous en vais donner un exemple, non pas de mes vers, comme vous avez fait des vôtres, mais de ceux d'un des plus illustres et des plus renommés auteurs de ce siècle, qui ont été généralement approuvés et qui ont plu à tout ce qu'il y a de grands esprits à la ville et à la cour. Stilicon, dans la pièce qui porte ce même nom pour titre, après avoir longtemps parlé de sa conspiration contre Honorius, conclut par ces deux vers :
*Cet effort ne part point d'un courage abattu,
Et pour faire un grand crime il faut de la vertu *
Quoique ces vers soient beaux, qu'ils soient surprenants, que la pensée en soit resserrée et que, dans la bouche de celui qui les a récités, ils aient charmé tout le monde, cela n'empêche pas qu'il ne faille deviner que « vertu » tient là la place de courage et de forte résolution et, ce qui est à remarquer, c'est de résolution de mal faire et de commettre le plus horrible crime du monde. Et l'on devrait, suivant cette pensée, appeler vertueux les tyrans, les traîtres et tous les criminels qui ont montré du courage en entreprenant et en commettant leurs crimes. Cela ne se pourrait faire toutefois sans être désapprouvé. Cependant ces vers plaisent, quoique le mot de vertu y signifie tout ce qui lui est contraire et tout ce qu'il abhorre, qu'il soit pris pour la plus horrible lâcheté du monde et pour la résolution de commettre un grand crime, lui qui ne devrait signifier que du bien, qui ne devrait être employé qu'à marquer de la sagesse, de la prudence et le reste des autres belles qualités qui peuvent faire dire qu'un homme a de la vertu. Cependant, comme il est constant qu'il fait le contraire de cela, pourquoi, me dira-t-on, ces vers sont-ils estimés de tout le monde, et pourquoi vous plaisent-ils tant, à vous qui nous en parlez ? Je n'en sais rien et, si je les ai estimés d’abord, c'est parce qu'ils ont plu à tout le monde et qu'ils m'ont frappé l'imagination. Mais, à présent que je les connais, je ne sais pas bien ce que j'en pense, faute de bien savoir ce que j'en dois penser.
Puisque je suis en humeur de vous entretenir de pensées, dit-il, en continuant sans nous donner le temps de lui repartir, il faut que je vous parle encore d'une autre, qui s'est fait admirer de tous ceux qui l'ont ouïe, hormis deux ou trois personnes qui en ont connu le faible, que l'auteur savait aussi bien qu'eux. Mais il voulut bien l’exposer, sachant qu'elle éblouirait presque tout le monde. C'est de l'empereur Commode qui, étant empoisonné, se donne deux ou trois coups d'épée et dit :
*Ô dieux ! aveugles dieux ! dont la jalouse envie
Destinait le poison pour la fin de ma vie,
Malgré vous jusqu'au bout je règlerai mon sort,
Et vous démentirai jusqu'au choix de ma mort. *
Quoi qu'il dise, ou plutôt quoi qu'on lui fasse dire, il doit croire, puisqu'il reconnaît des dieux, que le genre de mort dont il meurt est celui dont ils avaient résolu qu'il mourrait et que, s'il a été empoisonné, c'est que les mêmes dieux avaient ordonné qu'il le serait avant que de mourir par le fer et qu'il ne se tuait pas malgré eux.
Ces deux exemples font voir que la pensée qui paraît la plus forte, étant bien examinée, se trouve souvent plus faible que ce qui est dans le même discours où elle est insérée, et qu'au lieu de passer pour pensée, elle ne passe plus que pour une faute considérable. Que l'on ne se persuade pas, poursuivit-il, que dans tout ce que j'ai dit j'aie voulu blâmer l'auteur dont j'ai tiré ces deux pensées : je déclare hautement que, si j'avais été à sa place, je m'en serais servi aussi bien que lui, connaissant l'esprit du monde et sachant qu'elles devaient plaire. Car je ne doute pas qu'ayant une grande expérience et une prudence consommée, il n'en connût mieux que moi le faible et le fort, et qu'il ne sût, avant que de les exposer, quels effets elles devaient produire.
Clorante eut à peine cessé de parler qu'il reçut les applaudissements qu'il méritait, ou du moins qu'il croyait mériter. Nous nous entretînmes ensuite des vers de Stilicon et de Commode qu'il avait rapportés, et nous trouvâmes qu'il y avait quelque chose de véritable dans ce qu'il avait dit.
Nous étions sur le point de changer de discours, et Clorante avait déjà la bouche ouverte pour demander à Ariste les autres pièces qu'il avait promis de nous montrer, lorsqu'Arimant prit la parole et nous tint ce discours :
— Nous nous sommes tous bien trompés, lorsque nous avons parlé des pensées comme de choses qui devaient être nouvelles, et je ne sais pas à quoi je songeais lorsque j'en suis demeuré d'accord, puisqu'il est impossible d'en trouver aucune qui le soit, ceux qui croient être venus à bout d'en trouver n'ayant bien souvent que trouvé le moyen de nous bien représenter une chose véritable et connue de tout le monde ou, si l'on veut, que celui de nous en faire agréablement ressouvenir. Il n'y a plus rien de nouveau, Salomon nous l'a dit dès son temps. On peut bien trouver le moyen d'exprimer des choses qui ont déjà été dites, d'une manière qui peut passer pour nouvelle, mais cela ne change rien en la chose exprimée et bien que cette belle et favorable expression, que l'on trouve quelquefois heureusement, ne laisse pas que de surprendre, cette surprise est semblable à celle que recevrait une personne qui en verrait une autre beaucoup plus parée qu'à l’ordinaire : quoique cet ajustement la surprît, il ne ferait pas que la personne qui paraîtrait ainsi parée n'eût point été au monde longtemps devant que de paraître en cet état, et qu'elle n'eût même été connue de celle qui serait surprise de la voir ainsi parée. Ce qui montre que l'on ne doit point dire qu'une chose qui surprend soit nouvelle, mais qu'elle est bien exprimée, qu'elle est bien représentée, qu'elle fait bien ressouvenir de ce que 122 122 l'on savait déjà, qu'elle représente la chose au naturel et qu'elle est bien intelligiblement expliquée. Et pour vous faire encore mieux voir que les choses qui surprennent le plus et qui se font admirer ne surprennent pas pour être nouvelles, comme l'on s'imagine, je me veux servir des deux vers de Stilicon que Clorante nous a rapportés pour un autre sujet.
Stilicon, comme il nous a dit, après avoir longtemps parlé de sa conspiration contre Honorius, conclut par ces vers :
*Cet effort ne part point d'un courage abattu,
Et pour faire un grand crime il faut de la vertu. *
La vertu, comme l'on en est demeuré d'accord, étant prise dans ces vers pour une grande hardiesse et une forte résolution, peut-on dire que ces vers plaisent parce que la pensée en est nouvelle et qu'ils expliquent une chose que l'on ne sait point ? Est-il quelqu'un qui ignore qu'il faut beaucoup de hardiesse, beaucoup de courage et beaucoup de résolution pour entreprendre de tuer un grand prince ? Ne sait-on pas bien qu'un homme qui manquerait de cœur, qu'un lâche, qu'un timide aurait de la peine à l'entreprendre ? Cela étant, il est assuré que ces deux vers n'apprennent rien de nouveau. Cependant l'on ne peut nier, à moins que de donner un démenti à dix mille personnes qui l'ont crié tout haut, que ces vers ne soient beaux et que ce ne soit une pensée, ce qui fait voir que la pensée n'est pas une chose nouvelle et que l'on ne peut plus rien trouver de nouveau. Si ces dix mille personnes, me peut-on objecter, n'apprenaient rien dans ces vers qui ne fût commun et que tout le monde ne sût déjà, pourquoi les ont-elles tant admirés ? C'est parce qu'elles ont trouvé que ce qu'elles savaient déjà était bien exprimé et que, par le moyen de cette forte, courte, ingénieuse et naturelle expression, l'auteur a eu l'adresse de le leur faire encore entrer plus avant dans l'imagination, et c'est toujours dans ce moment que l'on s'écrie ou que l'on se dit à soi-même que ce que l'on lit ou qu'on entend dire est beau, parce que l'on le conçoit bien. Si les pensées étaient des choses nouvelles, comme l'on veut, cela n'arriverait pas de la sorte : l’on ne les pourrait concevoir facilement, et il faudrait les examiner à loisir avant que de les pouvoir comprendre, et l'on n'applaudirait point, comme l'on fait d'ordinaire aux beaux endroits des pièces de théâtre que l'on entend réciter. Cependant l'on y applaudit tous les jours, dès qu'on voit quelque chose qui plaît et, ce qui est à remarquer, l'on le fait non pas après avoir ouï répéter plusieurs fois les deux ou trois vers qui plaisent, non pas après les avoir lus et relus pour en comprendre la pensée, mais après qu'un acteur, qui les dit le plus souvent assez vite, les a fait entendre une fois. D'où vient que notre esprit prend feu et les conçoit si promptement ? Est-ce que la pensée en elle est nouvelle ? Non. Mais parce que, comme j'ai déjà dit, ils expriment noblement et naturellement tout ensemble une chose que l'on sait.
L'on peut après cela dire justement que les choses les plus vieilles et les plus communes, bien exprimées, plaisent le plus, parce qu'elles tombent plus tôt sous le sens, qu'elles frappent d'abord l'imagination et que l'on les conçoit facilement. Et l'on peut dire que ces mêmes choses, traitées par de différentes personnes, ressemblent aux visages, qui sont tous composés des mêmes parties et dont toutefois il n'y a pas un qui se ressemble, c'est-à-dire d'une ressemblance si parfaite que l'on puisse dire, en regardant deux visages en même temps, qu'ils sont entièrement semblables, un je ne sais quoi, bien plus difficile à expliquer que celui d'amour, mettant de la différence dans tous. Ainsi le même sujet, traité par de différentes personnes, quoique toujours le même, a un certain je ne sais quoi dans l'ouvrage des uns, qui n'est pas dans celui des autres et qui fait que cette ressemblance parfaite qui s'y devrait trouver, parce que c'est la même chose, ne s'y rencontre point. Et, comme parmi les je ne sais quoi qui empêchent les visages de se ressembler il y en a d'avantageux, qui font aimer certains visages beaucoup plus que d'autres et qui en font aussi paraître de plus laids, car le je ne sais quoi est aussi bien pour le laid que pour le beau, de même, parmi ceux qui empêchent les mêmes sujets différemment traités de se ressembler, il y en a qui font que les mêmes choses paraissent beaucoup plus belles et plaisent plus chez les uns que chez les autres, quoique leur différente manière d'exprimer fasse toujours trouver dans les mêmes pensées quelque chose de nouveau chez tous ceux qui en parlent. Et c'est là, pour ce qui regarde les pensées, tout ce qu'en ce siècle on peut appeler nouveau. Mais, comme il y a des fantasques qui n'aiment pas toujours les plus beaux visages, il y a des gens qui ont le goût si dépravé que de ne pas aimer quelquefois les plus belles choses et les mieux exprimées, ce qui me fait assurer qu'un certain je ne sais quoi fait trouver de la différence dans les choses qui sont composées de mêmes parties, et que l'on y en trouve plus ou 129 129 moins selon le goût, l'inclination et l'esprit que l'on a.
Débat disponible dans l'édition en ligne des <i>Nouvelles Nouvelles</i>.
Pour indiquer la provenance des citations : accompagner la référence de l’ouvrage cité de la mention « site Naissance de la critique dramatique »