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1691

Laurent Bordelon, Arlequin comédien aux Champs-Elysées

Paris, Seneuze, 1691

Les philosophes acteurs

La longue préface de cette comédie imagine la représentation d'une comédie italienne avec Arlequin, par et pour les philosophes qui séjournent aux Enfers.

Pluton, nous voyant tous passés avec tant de promptitude de la mélancolie à une si bonne humeur, jugea bien que, si nous ne nous divertissions pas, ce n'était pas faute de bonne volonté, mais qu'il ne nous manquait que les occasions. Il nous proposa donc un divertissement qu'on ne connaît point ici, parce qu'on ne peut pas s'y déguiser comme vers vous et que tous nos déguisements sont ici par terre, sans que nous puissions nous en servir. Ce divertissement, c'est la comédie. A cette proposition nous regardâmes tous les uns les autres avec étonnement, parce que nous ne voyions parmi nous que deux ou trois philosophes qui voulussent paraître assez comiques pour représenter un spectacle risible. Pluton, qui connut notre embarras, nous dit qu'il ne fallait point nous inquiéter là-dessus, qu'il allait nous faire voir un petit homme qui lui était venu depuis quelque temps de l'autre monde et qui seul valait une comédie.

Il s'appelle Arlequin, nous ajouta-t-il. C'est un comédien italien qui a réjoui le peuple le plus délicat et du meilleur goût qui soit sur la terre : les plus sérieux étaient obligés en le voyant de rompre la contrainte de leur gravité, il n'avait qu'a paraître sans parler, ou à parler sans paraître, pour donner une joie extraordinaire aux spectateurs. […] On l'avait placé parmi des farceurs, des bouffons et autres gens méprisables par leur état, par leur conduite et par leurs moeurs. Ce qui ne s'accordait guère avec son esprit, car quelque talent que cet Arlequin avait pour faire rire, il conserve toujours un certain caractère de probité et un certain air sérieux qu'il avait dans votre monde lorsqu'il paraissait sans masque et hors du théâtre. On ne peut s'imaginer la joie qu'il eut, lorsqu'on lui ordonna d'aller dans les lieux où demeurent les philosophes. Personne de nous ne le prit à le voir pour être un homme aussi plaisant que Pluton nous l'avait représenté. Nous connûmes, par le peu de temps que nous eûmes pour jouir de son entretien sérieux, qu'il savait plus que faire rire et qu'il avait fait d'autres études que celles qui regardent le théâtre comique.

Pluton, qui s'était retiré pour le laisser quelque temps en liberté avec nous, retourna environ une demie-heure après et, adressant sa parole à Arlequin, lui dit qu'il lui ordonnait de représenter une comédie devant tous ces sages de profession, de ne rien épargner pour les faire sortir de leur gravité, et afin de s'acquitter mieux de cet ordre, de s'imaginer être à Paris, où il faisait si bien ses affaires et de prendre un dessein pareil à celui qu'il aurait pris s'il y était.

[…]

Platon s'avança et offrit à Sa Majesté souterraine l'idée d'un beau dessein à ce qu'il croyait, car il s'imaginait, à cause qu'il a fait autrefois plusieurs dialogues, qu'il est capable de bien faire une comédie. Pluton lui rit au nez, Diogène lui donna un grand coup de bâton sur ses grosses épaules et Arlequin, après avoir marqué par des postures de compassion la pitié que lui faisait ce philosophe par sa proposition et par sa témérité, promit à Pluton d'exécuter, sans différer, ce qu'il demandait. […]
Rien ne lui manqua parmi nous de ce qui était nécessaire pour la bien représenter. Anaximenes lui donna de l'air pour faire paraître corporel ce qui devait l'être. Descartes fit les machines. Pythagore eut soin de la symphonie. Thalès apporta de l'eau pour faire couler quelques cascades afin d'embellir la scène. Demetrius Phalereus mit autour du théâtre en perspective un grand nombre de belles statues qui produisaient un fort bel effet. On trouva chez Aristote de la poudre de senteur pour poudrer les cheveux des acteurs et des actrices, et chez Sénèque de quoi faire les habits. Pokémon trouva moyen de louer des pierreries. Empédocle fournit les escarpins. Pyrrhon, qui avait été peintre dans votre monde, peignit les décorations. Anaxagoras, qui a soutenu autrefois que les comètes sont des étincelles qui tombent après que les planètes ont émouché leurs flammes par leur rencontre, fut choisi pour moucher les chandelles. On pria Anaxarque de souffler les acteurs, mais il se mit en colère, montrant par signes qu'il voyait bien qu'on se moquait de lui parce qu'on savait qu'ayant craché sa langue contre le visage de Nicocréon, il était dans l'impossibilité de prononcer une seule parole. Cratès, qui avait autrefois tant méprisé l'argent qu'il le jetait dans la mer, ne voulait point que l'on en prît à la porte. On s'accommoda à ses remontrances et tout le monde entra gratis. Enfin, il n'y eut personne qui ne fît parfaitement bien son devoir. Quelques-uns se plaignirent seulement d'Epiménides, parce qu'il avait dormi pendant la pièce. Ils lui pardonnèrent pourtant quand ils eurent appris que ce n'était pas par mépris, mais par une habitude dont il ne pouvait se défaire, ayant dormi plusieurs années de suite dans votre monde, malgré le grand bruit qui s'y fait. Mais ce qui irrita quelqu'un de la compagnie, c'est qu'étant éveillé, il voulut se mêler de critique la pièce avec autant de hardiesse que si aucune parole ne lui était échappée. Arlequin demande un masque pour jouer son personnage, assurant que, sans lui, il ne pourrait rien dire ni rien faire qui donnât aucun divertissement. Il ne lui fut pas difficile d'en trouver, car il y en a à choisir parmi nous.

On mêla dans cette comédie un peu d'italien familier et aisé avec le français. Tous ceux qui en furent les spectateurs, de quelques nations différentes qu'ils fussent, entendirent sans difficulté tout ce qu'on y disait. Car Guillaume Postel, qui, comme vous savez n'ignore aucune langue, nous a appris tout ce qu'il sait sur cette matière.

Voici de quelle manière on distribua les rôles. La pièce est intitulée Les Intrigues d'Arlequin. Arlequin joua son personnage. Aristote fit le Docteur. On fit venir Hélène pour représenter Isabelle – sa joie ne fût pas petite, quand elle apprit qu'on la mandait pour jouer encore un rôle amoureux. Galanthis, adroite servante d'Alcmène, fut servante d'Isabelle sous le nom de Colombine. Zénon joua pour Octavio, Diogène pour Mezzetin, Démocrite pour Pierrot, Aristippe pour Pascariel, Esope pour Polichinelle, Epictète pour Pluton, Confucius, Bias et Solon pour Minos, Eaque et Rhadamante, juges des enfers. On donna ordre à Agrippa de bien faire le magicien et l'on fit venir les trois furies, Lucrèce, dame romaine, Hippocrate, Orphée et Térénce pour jouer les personnages qui étaient sous leurs noms, et des disciples d'Epicure et d'Aristippe pour représenter des garçons traiteurs. J'y eus aussi mon occupation particulière dans ce divertissement : on me choisit à cause de mon livre de la Subtilité pour apprendre aux acteurs les souplesses dont ils avaient besoin.

Les acteurs ayant appris en très peu de temps tout ce qu'ils avaient à dire, on s'assembla pour jouer cette agréable pièce et, après que Pluton et toute la compagnie se furent placés dans des lieux préparés exprès, Pythagore fit entendre sa symphonie, et ensuite on commença la comédie, comme vous l'allez lire après les noms des acteurs.

Préface disponible sur Google Books p. 13 .


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