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Par support > Pièces de théâtre > Les Amours de Jupiter et de Sémélé –
1666
Claude Boyer, Les Amours de Jupiter et de Sémélé
Paris, G. Luyne, 1666
La Guerre des muses
Avant que la tragi-comédie commence, les Muses s'affrontent en comparant leurs mérites, leur capacité à émouvoir le spectateur et à s'adapter au goût du siècle :
THALIE.
Eh bien, toujours ma sœur sur quelque grand ouvrage !
J’ai tort d’oser ainsi troubler votre repos.
Je vois bien qu’au milieu de ces fameux héros
Votre esprit se remplit de sentiments tragiques :
Vous n’aimez que les vers enflés et magnifiques.
MELPOMENE.
La pompe vous déplaît et vous fait mal aux yeux.
Vous décriez partout le langage des dieux.
C’est savoir se connaître, et c’est par cette adresse
Qu’étant faible on se fait honneur de sa faiblesse.
THALIE.
Selon vous tout est faible à moins d’être en fureur.
Guérissez votre esprit d’une si longue erreur.
Je viens vous détrompez et non pas vous combattre.
Ne me disputez plus la gloire du théâtre.
Votre règne est passé, le mien vient à son tour ;
Vous êtes du vieux temps et de la vieille cour.
Tout le monde aime à rire et j’en sais la méthode.
Vos tristes entretiens ne sont plus à la mode.
Louis m’aime en un mot, j’ai pour lui des appâts.
MELOPOMENE.
Il vous aime, il est vrai, mais il ne me hait pas,
Et pour dire tout haut ce que j’ose en croire,
Louis me doit aimer, puisqu’il aime la gloire.
Pouvez-vous inspirer ces nobles mouvements,
Ces belles passions et ces grands sentiments
Que je fais si souvent éclater sur la scène ?
La gloire des héros et la vertu romaine,
Qui la sait mieux que moi retirer du cercueil ?
Qui la fait mieux revivre avec tout son orgueil,
Pour rendre dignement présent à sa mémoire
Ces exemples fameux de vaillance et de gloire ?
Avez-vous comme moi d’assez nobles chaleurs ?
Avez-vous comme moi d’assez riches couleurs ?
Quoique l’ingénieuse et savante satire
Mêle le soin de plaire et la gloire d’instruire,
Louis peut-il tirer de ces enseignements,
De ces faibles leçons, de ces amusements,
Ces sentiments d’honneur dont une âme enflammée
Soupire pour la gloire et pour la renommée :
L’art de porter un sceptre et de le maintenir ?
L’art de récompenser et celui de punir ?
Ce que vous enseignez n’est que pour le vulgaire.
Ainsi contentez-vous de la gloire de plaire.
THALIE.
Et n’est-ce pas assez de pouvoir quelquefois
Divertir le plus sage et le plus grand des rois ?
Après que tous les jours sa sagesse profonde
A su dans son conseil régler le sort du monde,
Est-ce peu que l’honneur de délasser un roi
De ces soins assidus, de ce pénible emploi,
Pour le mettre en état de répandre avec joie
Cette noble fatigue où son zèle l’emploie ?
Mais c’est trop peu pour vous, votre orgueil aujourd'hui
Fait de votre théâtre une école pour lui,
Pour lui qui, pour régner, n’a besoin de personne
Et qui soutient lui seul le poids de sa couronne.
Vantez-vous de l’instruire, il en sait plus que vous.
Ma gloire est de lui plaire et c’est assez pour nous.
MELPOMÈNE.
Ne puis-je pas ma sœur, ne m'est-il pas facile
De joindre, quand je veux, l'agréable à l'utile ?
Est-il rien d'aussi beau qu'un transport glorieux
Que pousse avec éclat un cœur ambitieux,
Qu'une intrigue de cour menée avec adresse,
Qu'un entretien mêlé de flamme et de tendresse ?
Quelle douceur, alors qu'un malheureux amant
Touche le spectateur d'un tendre sentiment,
Lorsque je fais agir cette adresse admirable
Et ce bel art qui rend la douleur agréable,
Et qui des maux d'autrui nous faisant soupirer
Fait trouver si souvent de la joie à pleurer.
Pour vous, qui vous piquez de divertir le monde,
Donnez-vous une joie et solide et profonde ?
Le ris, l'emportement n'ont qu'un charme trompeur,
Les sensibles plaisirs sont dans le fond du cœur,
Et ce sont là ma sœur les plaisirs que je donne.
THALIE.
Vos charmes sont puissants, mais on vous abandonne :
On ne veut plus de vous, tout le monde est pour moi.
Et pour vous en parler ici de bonne foi,
La pompe de vos vers plaît moins que ma satire.
Apprenez que pour plaire, il faut savoir médire.
Voilà tout le secret pour aider mon dessein.
Il se glisse en naissant dans tout le genre humain
Un chagrin qui s'attache à la plus belle vie,
Une maligne humeur que l'on appelle envie.
Par là la médisance a des charmes pour tous,
Surtout en déguisant sa malice et ses coups
Sous une délicate et fine raillerie.
Pour mordre impunément il suffit qu'on en rie.
MELPOMÈNE.
Ce sont là des secrets dont je fais peu de cas,
Mais au moins ménagez cette source d'appas,
Ce trésor de venin, ce fonds de médisance,
Ne le prodiguez pas avec tant de licence.
Comme le ridicule est court et limité,
On craint pour vos sujets quelque stérilité.
THALIE.
Que vous connaissez mal le fonds de ma satire !
Je prends de tous côtés la matière de rire.
L'univers m'en fournit de l'un à l'autre bout,
Mon empire est sans borne et mon fonds est partout.
Ne vous flattez donc pas d'une vaine espérance,
Et quand d'un monde entier j'obtiens la préférence,
En voulez-vous juger ? Vos yeux sont-ils meilleurs...
MELPOMÈNE.
Non. Mais adressons-nous à celle de nos sœurs,
Qui connaît comme nous les grâces de la scène.
Qu'elle règle entre nous une palme incertaine.
Elle vient ; je l'entends ; ces sons mélodieux
Font parler hautement les échos de ces lieux.
SCÈNE III.
Melpomène, Thalie, Euterpe.
Durant qu'EUTERPE descend du Parnasse, les musettes et hautbois jouent un air fait exprès pour la pastorale.
MELPOMÈNE.
Approchons.
THALIE.
Ah, ma sœur, gardez de l'interrompre.
MELPOMÈNE.
Je vois que vous songez, ma sœur, à la corrompre.
Euterpe étant descendue du Parnasse.
THALIE lui parle.
Que vous m'avez charmée avec un air si doux !
Notre grand Apollon n'en sait pas plus que vous.
MELPOMÈNE.
On vous flatte ma soeur, mais vous êtes fidèle.
Vous venez à propos finir notre querelle.
Vous savez le théâtre, et c'est là votre emploi.
Sa vanité prétend de l'emporter sur moi,
Et croit que sur la scène, elle à tout l'avantage.
EUTERPE.
Quoi, mes sœurs, votre honneur dépend de mon suffrage !
Donc le prix n'est ici disputé qu'entre vous.
J'admire entre vous deux ce mouvement jaloux,
Qui vous fait oublier la part que je dois prendre.
Mais si vous ignorez ce que je dois prétendre,
Vous permettrez, mes sœurs, que je garde pour moi
Ce que vous disputez, et ce que je me dois.
Ce jugement sans doute étonne l'une et l'autre.
Vous blâmez mon orgueil pour contenter le vôtre.
Mais voyons si j'ai tort, et si c'est un arrêt
Dicté par la justice ou par mon intérêt.
Je commence par vous, de qui l'humeur altière
Prétend entre les sœurs la préférence entière.
Vous imaginez que toutes ces horreurs,
Ces grands emportements, et ces nobles fureurs,
Dont le monde autrefois fut longtemps idolâtre,
Font encore aujourd'hui les beautés du théâtre.
Vos sujets quelquefois ont de tels embarras
Qu'on se lasse d'ouïr ce que l'on entend pas.
Par le profond secret d'un art impénétrable,
Vous embrouillez si fort l'intrigue de la fable
Qu'à peine un Jupiter la pourrait démêler.
Tout ce que sur la scène on nous voit étaler,
N'est souvent que fumée et qu'un éclat qui trompe,
N'a que de faux brillants et qu'une vaine pompe.
Vous avez beau donner les plus belles couleurs,
Aux furieux transports, aux crimes, aux douleurs,
Aux plaintes d'un amant, au désespoir, aux larmes,
Ma sœur, sur le théâtre on cherche d'autres charmes :
On y veut des objets agréables et doux,
Sans y mêler l'horreur, la crainte et le courroux.
Pour vous, vous le savez, le siècle vous fait grâce,
Bien souvent votre jeu n'est que pure grimace :
Un geste ridicule et des tons imités
Font ordinairement vos plus grandes beautés.
On vous voit tous les jours avec tant de licence
(Soit adresse ou chagrin) pousser la médisance
Que les plus retenus en grondent contre vous.
Pour moi, qui n'ai l'esprit ni chagrin ni jaloux,
J'avouerai que vos vers vous donnent de la gloire.
Vous aurez votre place au temple de mémoire.
On vous doit estimer tout ce que vous valez,
Mais peut-être un peu moins que ce que vous voulez.
Je ne vous direz point à sa honte et la vôtre,
Pour ne pas tout à fait confondre l'une et l'autre,
Qu'on vous voit tous les jours sans front et sans pudeur
Briguer chez les mortels l'estime et la faveur.
Moi-même j'en rougis, quand je vois des déesses
Pour un faible intérêt faire mille bassesses.
Est-ce là le moyen de mériter le prix ?
Mais je veux autrement convaincre vos esprits.
Pour vous faire céder la gloire et l'art de plaire,
Voyez si, comme vous, je suis triste et sévère.
Je n'ai point vos défauts et j'ai tous vos appas.
Je chante sur un ton ni trop haut ni trop bas ;
J'ai de vos passions le tendre et l'agréable ;
J'ai comme vous le style ingénu, raisonnable **
Dans ma façon d'agir et dans mes sentiments.
**Je n'ai ni vos chagrins, ni vos emportements.
Plus discrète que vous je plais sans médisance,
Et plus douce que vous j'agis sans violence.
Ainsi vous voyez bien si j'ai droit d'emporter
Le prix qu'entre vous deux vous osez disputer.
Je sais bien toutefois quelle est votre espérance,
Pour emporter l'honneur de cette préférence.
Comme le grand Louis anime votre voix,
Vous me croyez mal propre à chanter ses exploits.
Le moyen que je puisse avec des soins rustiques
Célébrer dignement ses vertus héroïques :
Ce qu'il fait tous les jours pour l'honneur des beaux arts ;
Son règne plus heureux que celui des Césars ;
Le retour de la paix si longtemps exilée ;
L'injustice bannie et la foi rappelée ;
Ses amis secourus, ses ennemis défaits ;
La gloire du triomphe au milieu de la paix ;
Le commerce établi par sa sage conduite ;
Des tyrans de la mer la défaite ou la fuite ;
Et tout ce qui le rend la gloire des Français,
La terreur de l'Europe et l'exemple des rois.
Mais vous verrez un jour ce que peut ma musette.
Notre grand Apollon a porté la houlette,
Et ma voix pour les rois n'est pas à négliger,
Si les dieux ont paru sous l'habit de berger.
MELPOMÈNE.
Hé quoi, ma sœur, de juge on vous voit ma partie !
De vos prétentions j'étais mal avertie.
Vous disputer le prix ? Vous, dont la faible voix
Ne sait représenter que les plaisirs des bois,
Les amours des bergers, et cette vie obscure
Qui ne saurait fournir une illustre aventure ?
Vous prétendre à mon rang avec tant de fierté ?
À Thalie.
Votre exemple ma sœur a fait sa vanité,
Et vous voyant prétendre un pareil avantage,
Votre présomption vient d'enfler son courage.
THALIE.
En vain à mon orgueil vous imputez le sien.
Vous confondez nos droits pour détruire le mien.
Mais, pour mieux distinguer son mérite et le nôtre,
Défions-nous, ma sœur, doutons l'une de l'autre,
Cherchons un autre juge, allons lui faire voir
Par quelque grand essai quel est notre savoir :
Consultons Apollon, et qu'un dieu si fidèle
Décide entre nous trois cette grande querelle.
EUTERPE.
C'est le dieu du théâtre, il peut seul nous juger.
MELPOMÈNE.
Ma gloire entre ses mains ne court pas grand danger.
Divin dispensateur de la plus belle gloire,
Venez par votre arrêt assurer ma victoire,
Venez donner le prix à qui l'a mérité.
Il vient et nous fait voir toute sa majesté.
Prologue en ligne sur Gallica p. 3
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