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1663

Jean Donneau de Visé, Les Nouvelles Nouvelles

Paris, Ribou, 1663

Critique de Sophonisbe

Un long passage du tome III des Nouvelles Nouvelles est entièrement consacré à la critique de la nouvelle Sophonisbe de Corneille :

— Tout ce que vous dites est véritable, lui repartit Arimant, et nous en voyons tous les jours des exemples. Mais, pour changer de discours, je vous prie de me dire si vous avez vu la Sophonisbe.
— Oui, répondit Clorante.
— Eh bien ! qu'en dites-vous ? repartit Arimant.
— Je la trouve… répliqua Straton. Il s'arrêta après avoir dit ces trois paroles.
— Encore, qu'y trouvez-vous ? lui dit Arimant, en le pressant de dire son sentiment.
— Je voudrais l'avoir vue encore une fois, repartit Straton, avant que de vous dire ce que j'en pense.
— Pour moi, dit alors Arimant, l'on m'a dit qu'elle n'avait pas répondu à l'attente que l'on en avait.
— L'on vous a, ma foi, dit vrai, répondit Straton. Mais comme elle vient de Corneille, je ne vous en osais dire ce que j'en pensais, avant que de savoir votre sentiment, ou du moins ce que l'on vous en a dit, de crainte de passer pour ridicule en ne disant pas du bien de tout ce que fait un si fameux auteur, et dont l'on doit, ce semble, admirer les pièces sans les examiner, aussi bien que de juger de la bonté de celles qu'il doit faire par le mérite de celles qu'il a faites.
— Puisque vous l'avez vue, lui répliqua Arimant, et que, par ce que je vous ai dit que l'on m'avait rapporté, vous avez connu que vous ne vous êtes pas trompé, vous pouvez présentement nous découvrir ce que vous en pensez.
— Je le veux bien, répondit Straton ; après quoi il parla de la sorte.

Bien que vous m'ayez engagé à vous entretenir de la Sophonisbe, je vous en dirai néanmoins peu de choses, ne voulant pas que ce discours passe pour des remarques, mais bien pour des sentiments particuliers expliqués avec beaucoup de confusion et conçus après avoir vu jouer cette pièce une fois seulement.
Je vous dirai donc, pour satisfaire à votre désir, que si cette comédie était d'un autre que Corneille, elle serait trouvée très méchante, encore qu'il y ait des vers inimitables, parce que, n'ayant point l'appui d'un nom si avantageux, elle serait traitée avec beaucoup plus de rigueur, que l'on en blâmerait jusqu'aux beautés et que l'on ne pourrait souffrir ce que l'on cherche à excuser, parce que l'on sait qu'elle vient de Corneille et que l'on ne saurait se persuader qu'il puisse mal faire, ce qui est cause que l'on croit rêver en voyant cette pièce et que chacun a de la peine à se persuader si ses yeux et ses oreilles lui font un fidèle rapport.
Mais, pour vous entretenir avec un peu d'ordre, je vais vous dire un mot de chaque personnage et commencer par celui de Sophonisbe. Je crois vous devoir dire, avant que de passer outre, que ce rôle, qui est le plus considérable de la pièce, est joué par Mademoiselle Des Œillets, qui est une des premières actrices du monde et qui soutient bien la haute réputation qu'elle s'est acquise depuis longtemps. Je ne lui donne point d'éloges, parce que je ne lui en pourrais assez donner. Je me contenterai seulement de dire qu'elle joue divinement ce rôle, et au-delà de tout ce que l'on se peut imaginer, que Monsieur de Corneille lui en doit être obligé et que, quand vous n'iriez voir cette pièce que pour voir jouer cette inimitable comédienne, vous en sortiriez le plus satisfait du monde.
Mais pour passer de cette actrice à ce qu'elle représente, je vous dirai que Sophonisbe n'a point de caractère parfait dans cette pièce, qu'elle explique ses sentiments avec beaucoup de confusion, qu'on ne la saurait connaître, qu'on ne sait si c'est l'amour ou l'ambition ou la crainte du triomphe qui la font agir, ce qui fait que l'auditeur ne saurait entrer dans ses intérêts, qu'il ne saurait prendre son parti ni se déclarer entièrement contre elle. Cependant, outre que semblables pièces ne sont jamais bonnes, elles ne divertissent jamais les auditeurs : ils veulent ou aimer, ou haïr, ou plaindre quelqu'un, et si l'on ne trouve moyen de les attacher, de leur faire prendre parti dans une pièce et de leur faire, pour ainsi dire, jouer en eux-mêmes un rôle muet qui les occupe, qui les rende attentifs et qui leur fasse toujours souhaiter d'apprendre ce que deviendront ceux qu'ils plaignent ou ceux qu'ils haïssent, il est bien difficile qu'une pièce réussisse.
Sophonisbe n'a pas été blâmée de tous ceux qui l'ont vue parce qu'elle fait concevoir de l'horreur pour elle en quelques endroits, mais parce qu'elle n'en fait pas assez concevoir. Quoique la Cléopâtre de Rodogune soit une femme aussi méchante que l'on puisse imaginer, elle n'a pas laissé que de plaire à tout le monde, parce que l'on a une parfaite connaissance de son caractère et que la haine qu'elle fait concevoir pour elle attache les auditeurs et qu'ils prennent plaisir à la haïr. Si Sophonisbe, comme quelques-uns ont voulu dire, est une personne généreuse, que la crainte de se voir captive et l'intérêt de sa gloire font agir, pourquoi choquer son devoir et blesser sa vertu pour avoir soin de sa gloire ? Est-ce être véritablement généreuse que d'en user de la sorte ?
Je sais que l'on me dira qu'elle était réduite, ou à souffrir d'être menée en captive à Rome, ou à manquer de foi à son mari en épousant Massinisse. Mais elle n'aurait fait l'un que par force, ce n'aurait pas été sa faute, elle n'aurait fait qu'obéir au sort, qui seul en aurait été blâmé, au lieu qu'en manquant de foi à son mari pour épouser Massinisse, toute la faute vient d'elle, et qu'elle fait un crime sans y être contrainte pour éviter une chose à quoi elle aurait été forcée, qui ne blessait ni son devoir ni sa vertu, que bien des reines ont soufferte avant elle et qui aurait été imputée à sa mauvaise fortune.
Je veux toutefois, pour ne paraître point sévère, que son grand courage dût l'emporter par-dessus son devoir et qu'elle dût faire un crime pour éviter la honte de suivre le char de son vainqueur. Ne pouvait-elle pas faire connaître à Siphax, avec des paroles plus douces qu'elle ne fait, que la crainte de se voir captive est cause qu'elle l'abandonne, et devait-elle pas lui faire avaler cette amertume autrement qu'en le bravant et en lui disant : « Plus de roi, plus d'époux » ? Elle le traite de lâche parce qu'il n'est pas mort ; mais elle le devait avertir de l'amour qu'elle avait pour Massinisse, afin qu'il se tuât pour lui donner lieu de l'épouser avec moins de honte. Après l'avoir ainsi bravé, il semble qu'elle lui veuille témoigner qu'elle l'aime encore, en lui disant que, s'il peut sortir de ses fers et la délivrer, qu'elle abandonnera Massinisse. Mais c'est plutôt le railler que de lui témoigner de l'amour, et il n'y a rien qui doive plus faire de dépit à un homme que lorsque l'on lui demande des choses qu'il sait bien qui lui sont impossibles et que l'on sait bien qu'il ne peut faire.
Je puis encore ajouter, pour montrer que le caractère de Sophonisbe n'est pas assez connu, que ce n'est point la crainte du triomphe qui la fait mépriser son mari, comme l'auteur a voulu faire croire dans les derniers actes, puisque dès l'ouverture de la pièce l'on connaît l'ardente amour qu'elle a pour Massinisse et que sa passion est assez violente pour lui faire abandonner Siphax et épouser Massinisse, quand même elle n'appréhenderait point d'être menée à Rome, ce qui empêche de bien connaître son caractère, l'amour qu'elle a pour son vainqueur et la crainte de l'esclavage partageant tellement toutes ses actions que l'on ne saurait dire laquelle la fait le plus agir.
Je finis ce que j'avais à vous dire de ce rôle en répondant à ceux qui ont dit que Sophonisbe n'était ni bonne ni méchante, et que par cette raison elle était selon les règles d'Aristote. Mais ce n'est pas de ceux qui ressemblent à Sophonisbe, qui fait presque horreur, dont Aristote entend parler ; il veut qu'un héros ne soit ni bon ni méchant, mais il veut qu'il soit plus vertueux que méchant, et il ne faut pas qu'il soit criminel, puisqu'il faut qu'il soit toujours plaint et aimé et que l'on s'intéresse pour lui. Cinna peut nous servir d'exemple : il n'est pas le plus honnête homme du monde, puisqu'il conspire, cependant il est plus vertueux que méchant. Sa conspiration contre un tyran ne fait pas d'horreur et, après le sanglant et l'inimitable portrait du Triumvirat qu'il fait à Émilie, il semble que l'on le doive louer d'entreprendre contre la vie d'Auguste. Mais comme, lorsque l'auditeur commence à reconnaître les bontés que ce prince a pour lui et qu'il doit passer pour un perfide de s'attaquer à la vie d'un homme qui lui fait tant d'honneur et de bien, les remords qu'il conçoit du crime qu'il est prêt de commettre le font passer pour honnête homme, ils sont cause qu'il ne cesse point de l'estimer et qu'il entre toujours dans ses intérêts. Voilà quel est mon sentiment touchant le personnage de Sophonisbe, que vous ne devez pas prendre pour une règle.
Je passe à celui de Siphax, dont je ne vous dirai qu'un mot. Ce rôle est joué par Monsieur de Montfleury, qui fait beaucoup paraître tout ce qu'il dit, qui joue avec jugement, qui pousse tout à fait bien les grandes passions et qui ne manque jamais de faire remarquer tous les beaux endroits de ses rôles. Il représente dans cette pièce celui de Siphax, c'est-à-dire d'un esclave couronné, d'un homme qui ne voit que par les yeux de sa femme et qui ne prend point d'autres conseils que les siens. Il dit plusieurs vers pour faire voir que les vieillards ne tâchent qu'à plaire à leurs femmes, et quantité d'autres choses qui seraient meilleures dans une pièce comique que dans une tragédie de cette importance. Son malheur n'excite point de pitié, parce qu'il ne lui arrive aucune disgrâce qu'il n'ait bien méritée. Je ne dirai rien de ses chaînes, on sait assez qu'elles pèsent présentement à tous ceux qui les voient, et que l'on ne les peut plus souffrir, si ce n'est aux tragédies de collège.
Ce personnage a quelque chose de si bas que, de crainte de vous en dire plus que je ne voudrais, je passe à celui d'Éryxe, que représente Mademoiselle de Beauchâteau. Sa réputation est assez établie et je ne puis rien dire à son avantage que tout le monde ne sache. Je vous entretiendrais de son esprit, si je ne craignais de sortir de mon sujet et si je n'appréhendais que la quantité de choses que j'aurais à vous en raconter ne me fît demeurer trop longtemps sur une si riche et si vaste matière. C'est pourquoi je quitte l'entretien de sa personne pour vous parler de celle qu'elle joue dans la Sophonisbe.
Éryxe, qu'elle y représente comme je vous viens de dire, est un personnage entièrement inutile à la pièce et l'on ne croyait pas que Monsieur de Corneille dût donner de compagne à l'Infante du Cid ; et il est d'autant moins excusable qu'il a avoué lui-même que ce personnage est inutile et qu'il a dit qu'il s'était persuadé qu'Éryxe plairait à cause de la nouveauté de son caractère. Mais ce n'est pas imiter l'ancien Corneille que de travailler de la sorte : il regardait ce qui était bon, non ce qui était nouveau ; il travaillait pour la postérité, et non pour le temps présent. C'est pourquoi j'en appelle de lui-même à lui-même et je le condamne de s'être accommodé à un siècle qui, grâce aux farces, ne saurait plus goûter les bons et solides ouvrages.
Mais, pour retourner au rôle d'Éryxe, il a été regardé comme nouveau, ainsi que son auteur se l'est imaginé, et l'est en effet, puisque c'est une femme qui affecte pendant toute la pièce de servir sa rivale, afin de ne point passer pour jalouse et de gagner l'esprit de Massinisse, qu'elle aime et qui aime Sophonisbe. Mais quoi qu'elle fasse, on voit bien que la prudence de l'auteur agit plus qu'elle. L'on voit peu de femmes si modérées lorsqu'elles ont de si justes et de si visibles sujets d'être jalouses. Je veux toutefois qu'il s'en trouve ; mais, comme l'intérêt leur fait jouer ce personnage, il ne demande pas toujours qu'elles le jouent, et la raison veut que l'on cesse de se nuire et de servir une rivale, lorsqu'elle sait profiter des services que l'on lui rend, et que ce que l'on craint est près de s'accomplir. Il faut alors agir autrement qu'en obligeant et cesser de rendre des services, lorsqu'on voit que l'on n'en peut tirer le fruit que l'on s'était proposé d'en recueillir.
Si Éryxe toutefois croyait qu'il y eût de la honte à suivre l'exemple de toutes les femmes en faisant trop éclater sa jalousie, et qu'elle se ferait par ce moyen railler et mépriser tout ensemble, elle pouvait la cacher sans servir sa rivale ; elle pouvait affecter de l'indifférence et, puisqu'elle avait tant de pouvoir sur elle-même, retenir les éclats impérieux de la plus déréglée des passions, et de celle qui tourmente le plus une femme et a le plus d'empire sur son esprit. Enfin Éryxe agit si mollement pour elle-même qu'elle n'oblige point l'auditeur d'entrer dans ses intérêts. Mais l'on ne doit pas s'en étonner, puisque l'on pourrait bien jouer la pièce sans elle et qu'elle ne contribue en rien, ni au nœud ni au dénouement.
Après l'inutile rôle d'Éryxe, voyons si celui de Massinisse, qui est plus nécessaire à la pièce, y apporte quelques beautés. Oui ; mais elles ne viennent pas de l'auteur, mais de celui qui le représente, puisque c'est Monsieur de Floridor, qui a un air si dégagé et qui joue de si bonne grâce que les personnes d'esprit ne se peuvent lasser de dire qu'il joue en honnête homme. Il paraît véritablement ce qu'il représente dans toutes les pièces qu'il joue. Tous les auditeurs souhaiteraient de le voir sans cesse, et sa démarche, son air et ses actions ont quelque chose de si naturel qu'il n'est pas nécessaire qu'il parle pour attirer l'admiration de tout le monde. Pour lui donner enfin beaucoup de louanges, il suffit de le nommer, puisque son nom porte avec soi tous les éloges que l'on lui pourrait donner. Je puis dire hardiment toutes ces choses, sans craindre de donner de la jalousie à ceux qui sont de la même profession : il y a longtemps qu'il est au-dessus de l’envie et que tout le monde avoue que c'est le plus grand comédien du monde et un des plus galants hommes et de la plus agréable conversation.
Vous vous étonnerez peut-être pourquoi je vous entretiens si longtemps de l'acteur, au lieu de vous entretenir de son rôle. Mais votre étonnement cessera lorsque vous saurez que je n'en ai presque rien à dire. C'est un homme qui s'emporte souvent en plaintes superflues et qui dit force paroles inutiles. Il envoie du poison à Sophonisbe sans qu'elle lui en ait demandé, comme elle fait dans la pièce de Monsieur de Mairet qui porte le même nom, et il l'envoie d'une manière qui lui peut faire croire que ce n'est que pour se défaire d'elle et pour avoir lieu de favoriser sa rivale. Ces funestes et mortels présents ne se font jamais si crûment, surtout à une maîtresse : il faut ou qu'elle les demande, ou que l'on fasse voir que l'on s'en réserve la moitié et que l'on en veut goûter le premier.
Le dernier rôle considérable dont je vous parlerai et dont je ne vous entretiendrai pas longtemps, est celui de Lélius, que joue Monsieur de La Fleur, qui peut passer pour un grand comédien et qui s'est fait admirer de tout le monde dans Commode et dans Stilicon. Il ne paraît dans cette pièce que pour dire à Massinisse qu'il se doit divertir avec Sophonisbe et non la prendre pour femme. Il veut autoriser ce qu'il avance par des menteries, en disant que les dieux n'ont jamais eu de 264264 femmes, en quoi il s'abuse grossièrement. On dit qu'il a retranché quelque chose de cet endroit, ce qui fait voir que plusieurs l'ont condamné aussi bien que moi. Quoique son emploi principal soit de faire tout son possible pour conserver Sophonisbe aux Romains, il fait si mal son devoir qu'il lui donne le temps de prendre du poison, bien qu'il pût y mettre ordre de meilleure heure, comme son devoir l'exigeait.
Je ne parlerai point des suivantes et de plusieurs autres personnages de peu de conséquence, ni même d'un Romain dont le principal emploi est d'empêcher que Massinisse et Sophonisbe ne couchent ensemble et de faire le récit de la mort de cette reine, qui est une pièce aussi belle que pleine d'ornements peu nécessaires au sujet. Après vous avoir ébauché les caractères de tous les principaux personnages, je crois vous devoir parler de la pièce en général.
Tout y ennuie, rien n'y attache, personne n'y fait assez de pitié pour être plaint et aimé, ni assez d'horreur pour exciter beaucoup de haine, mais plusieurs s'y font railler et mépriser tout ensemble. Elle produit des effets contraires à la grande tragédie et fait rire en beaucoup d'endroits, et fait même en quelques autres concevoir des pensées que la bienséance me défend d'expliquer.
Chaque entracte peut fournir du sujet pour faire plusieurs pièces de machines et il ne se passe rien sur la scène qui puisse attacher et divertir tout ensemble l'auditeur. Les femmes y font souvent des scènes avec leurs suivantes, qui sont d'autant plus ennuyeuses qu'elles n'ont point d'intérêt en la pièce. L'on peut dire avec justice qu'il y a de beaux vers, mais ils y sont plus rares que dans toutes ses autres pièces, et il y en a même beaucoup de méchants, de durs et d'obscurs. Le trop d'art est cause que l'on en découvre trop l'art ; car Sophonisbe et Éryxe se disent des choses, dans le premier acte, qui font deviner trop clairement que la fortune changera, et les choses qui sont préparées par une espèce de prédiction sont maintenant connues d'abord des personnes qui ont l'esprit le moins pénétrant.
L'auditeur n'est point content de voir finir la pièce comme elle finit et il voudrait revoir Siphax et Massinisse après la mort de Sophonisbe, ou savoir du moins ce que dit l'un après la mort de sa femme et l'autre après la mort de sa maîtresse.
L'on peut dire, si l'on compare la Sophonisbe de Monsieur de Mairet avec cette dernière, qu'il a mieux fait que Monsieur de Corneille, d'avoir, par les droits que donne la poésie, fait mourir Siphax, pour n'y pas faire voir Sophonisbe avec deux maris vivants, et d'avoir, par la même autorité, fait mourir Massinisse qui, après la mort de Sophonisbe, ne peut vivre ni avec plaisir ni avec honneur. Cette mort aurait fait crier contre les Romains, elle en aurait fait blâmer la cruelle politique et elle aurait fait prendre pitié de Massinisse (car l'on n'en conçoit point pour Sophonisbe, après ce que l'on lui a vu faire), la tragédie en aurait été mieux finie, elle aurait excité de la pitié et l'auditeur s'en serait retourné plus satisfait.
Il faut toutefois avouer qu'elle a des beautés que peu d'autres seraient capables de faire, et l'on peut dire à son avantage qu'elle est pleine de beaux endroits et que ce sont de belles pierreries qui ne sont pas partout également bien mises en œuvre, ou, si l'on veut, que c'est un tableau rempli de plusieurs personnages, mais qui ne composent point une histoire et qui, pour la beauté et la régularité de l'art qui se trouve dans les uns et les défauts qui se trouvent dans les autres, semble avoir été fait par de bons et de méchants peintres. Voilà quels sont mes sentiments, qui ne sont pas conçus par règles, mais par un peu de sens commun. Je sais bien que j'ai oublié beaucoup de choses, mais je n'ai pas prétendu faire des remarques. Si ç'avait été mon dessein, j'en aurais dit vingt fois autant : je n'aurais parlé que livres et qu'auteurs, que grec et que latin, j'aurais repris la pièce de scène en scène et vers à vers, j'aurais fait enfin tout ce qu'il faut pour faire des remarques dans les formes. Mais bien que j'en eusse pu faire et que le rôle de Sophonisbe seul me pût fournir assez de matière pour en faire un volume considérable, je ne suis pas encore assez ami de l'auteur, bien que je sois son serviteur, pour me donner tant de peine afin de faire valoir sa pièce.
C'est pourquoi je crois ne lui avoir fait que du bien lorsque j'en ai dit mon sentiment. Il est au-dessus de la critique, il rend raison de tout ce qu'il fait, mais quoiqu'il soit le premier à faire voir ses fautes, il devait du moins faire en sorte que son dernier ouvrage fût si achevé qu'il ne fût point obligé de faire une préface pour en faire voir lui-même les défauts et pour montrer qu'il les connaît.
Je ne crois pas que ce que j'ai dit puisse plus nuire aux comédiens qu'à l'auteur, puisque, outre que cette tragédie a jeté tout son feu, il est certain que l'on court aux fautes de Corneille et que l'on les va voir avec plus de plaisir que les chefs-d'œuvre des autres. D'ailleurs, l'on ne doit pas croire que la Sophonisbe soit méchante parce que j'ai, ce semble, dit quelque chose à son désavantage : l'on ne parle jamais contre une pièce qu'elle n'ait du mérite, parce que celles qui sont absolument méchantes ne sont pas dignes d'avoir cet honneur, et que ce serait perdre son temps que de vouloir faire remarquer des fautes dans des choses qui en sont toutes remplies et où l'on ne peut rien trouver de beau. Toutes ces choses font voir que ni l'auteur ni les comédiens ne se peuvent plaindre de moi avec justice, et que je n'ai pas cru effleurer seulement la réputation de Monsieur de Corneille en disant librement ce que je pense de sa Sophonisbe. Je confesse avec tout le monde qu'il est le prince des poètes français, et je n'ai cité Rodogune et Cinna que pour faire voir que l'on ne peut rien trouver d'achevé que parmi ses ouvrages ; qu'il n'y a que lui seul qui ne puisse fournir des exemples de pièces parfaites et qu'il a pris un vol si haut que l'âge l'oblige malgré lui de descendre un peu.
Je sais qu'il a l'honneur d'avoir introduit la belle comédie en France, d'avoir purgé le théâtre de quantité de choses que l'on y veut faire remonter. Je sais, de plus, que ses pièces ont eu le glorieux avantage d'avoir formé quantité d'honnêtes gens, qu'elles sont dignes d'être conservées dans les cabinets des princes, des ministres et des rois, qu'elles sont plutôt faites pour instruire que pour divertir et que, quoique nous en ayons vu depuis un temps de fort brillantes, leur éclat n'a servi qu'à faire découvrir plus de beautés dans celles de ce grand homme et qu'à les faire voir dans leur jour.
Après cet aveu, je ne crois pas passer pour critique, mais peut-être que je ne me pourrai exempter du nom de téméraire. L'on me fera toujours beaucoup d'honneur de me le donner : la témérité appartient aux jeunes gens et ceux qui n'en ont pas, loin de s'acquérir de l'estime, devraient être blâmés de tout le monde.

Lorsque Straton eut cessé de parler, Arimant lui dit qu'il avait pris tant de plaisir à l'entendre qu'il n'avait pas voulu parler pendant son récit, de crainte de l'interrompre. Toute la compagnie s'entretint ensuite de ce que Straton avait raconté et Arimant dit que Monsieur de Corneille aurait fait une pièce qui n'eût pas cédé à toutes les siennes, s'il eût fait de Sophonisbe une femme généreuse, au lieu d'une emportée qui se laisse gouverner à son amour, s'il eût fait mourir Siphax, pour ne pas laisser à Sophonisbe deux maris vivants, s'il eût donné beaucoup d'amour à Massinisse et beaucoup d'indifférence à Sophonisbe, et que l'horreur qu'il lui eût fait avoir pour l'esclavage l'eût contrainte d'épouser Massinisse pour éviter d'être menée à Rome en esclave. Il ajouta que l'un et l'autre auraient paru vertueux, que l'un et l'autre auraient fait pitié, que Sophonisbe, après son mari mort, aurait pu, sans blesser son devoir, s'accommoder au temps et suivre les lois de la nécessité, que la violence qu'elle se serait faite pour épouser Massinisse, afin d'éviter les fers, l'aurait fait plaindre doublement, que Massinisse d'un autre côté aurait été plaint d'aimer si ardemment une personne dont il n'aurait pas été réciproquement aimé et que la sévère politique des Romains l'aurait encore fait plaindre.
Il continua en disant que toutes ces choses eussent produit des effets merveilleux et qu'elles eussent obligé l'auditeur à s'intéresser pour eux.
- Quelqu'un me dira peut-être, poursuivit-il, que c'était beaucoup entreprendre. Mais ce n'est pas d'aujourd'hui que Monsieur de Corneille a fait de hardies entreprises sur l'histoire et qu'il est en passe de tout faire, et il avait plus de privilège que jamais de se servir de ses droits dans cet ouvrage, puisqu'il fallait, s'il nous voulait faire voir quelque chose de nouveau, qu'il fît autre chose que Monsieur de Mairet, qui avait déjà fait la même pièce.
Chacun demeura d'accord de ce qu'Arimant avait dit et je dis à mon tour que tout le monde s'était persuadé que Monsieur de Corneille ne refaisait Sophonisbe que pour en faire une honnête femme.

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