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ca. 1690
Edme Boursault, Lettres nouvelles de Monsieur Boursault
Paris, Gosselin, 1699.
Grande lettre sur le théâtre
Dans cette longue lettre faite de considérations sur le théâtre qui s'inscrivent dans le corpus de la querelle des Anciens et des Modernes, Boursault profite de publier un discours sur l'échec de sa Princesse de Clèves et d'en republier une partie du prologue.
À MADAME LA MARQUISE DE B.
Sur l'indigence du théâtre
D’où vient, Madame, que vous me faites l'honneur de vous adresser à moi, pour vous gendarmer contre la comédie ? Est-ce ma faute si Monsieur Racine se donne à des occupations plus sérieuses, si Baron se retire et si Raisin meurt ? Rendez-moi ces trois hommes, inimitables chacun dans leur genre, et je vous garantis le théâtre aussi florissant que jamais il ait été. Vous dites « Qu'on les remplace ! ». Est-ce une chose facile, et dans quelque profession que ce soit croirez-vous que les excellents hommes soient communs ? Pour moi, qui ne crois pas qu'un certain nombre de mots et une rime au bout soient des vers, je ne crois pas aussi que tous ceux qui parlent à la comédie soient comédiens. Pour bien faire des vers, il faut les savoir tourner comme fait Racine, et pour être ce qu'on appelle des comédiens, l'être comme Baron et Raisin. En un mot, Madame, pour avoir un plaisir parfait à la comédie, il y faut de bonnes pièces, et qu'elles soient bien représentées ; et c’est ce que vous n'y trouvez plus. À vous dire vrai, la jeunesse de la Champmeslé et la grâce de Baron, et les fréquentes nouveautés que donnait Racine, faisaient un parfaitement bel effet sur le théâtre. Je n'ai rien vu depuis dont on puisse faire une juste comparaison. Racine disait des choses, au lieu que ceux qui tâchent à l'imiter se contentent de dire des paroles ; et si quelques pièces ont réussi, il y a eu plus de constellation que de mérite.
Remarquez, s'il vous plaît, Madame, que je ne vous parle que de votre temps. Si je remontais un peu plus haut, je trouverais Corneille et Molière qui sont au-dessus de tous les éloges qu'on leur peut donner. L’un à qui Racine aurait cédé pour le sérieux et l'autre à qui tout le monde doit céder pour le comique. J'ai assez d'estime pour leur mémoire pour ne rien dire de plus : j'aime mieux laisser parler leurs ouvrages. Je sais que ce n'est pas vous faire ma cour de donner la préférence à Corneille sur Racine, et qu'étant son amie comme vous l’êtes, il vous est aisé de croire ce que vous souhaitez qu'il fût. Mais quelque déférence que j’aie pour vos sentiments, j’ai le malheur de ne pouvoir déguiser les miens et, supposé entre eux une égalité de mérite, Corneille étant venu le premier et ayant purgé le théâtre de la barbarie qui s'y était introduite, je crois que le premier rang lui est légitimement dû. Non que je m'arrête à ces parallèles que l'on fait courir, où la passion dérobe toujours quelque chose à la justice. Si Corneille trouve moins de gens qui l'imitent que Racine, c'est peut-être qu'on s'y attache avec moins de soin, et si j'avais l’éloge de Racine à faire, les efforts que l’on fait pour l'imiter ne seraient pas le plus méchant endroit que j'y puisse mettre.
Pour revenir au théatre, je conviens avec vous qu'il a un peu dégénéré de ce qu'il était, et que, dans toutes les pièces nouvelles qui ont été faites depuis dix ans, il y a eu peu de nouveauté. Soit que les sujets soient épuisés, ou que ceux que l'on traite fournissent de quoi tomber naturellement dans des scènes qu'on a déjà vues, il me semble que je ne vois rien qui n'ait du rapport à ce que j’ai vu, et je ne puis m’empêcher de dire, à la gloire de Racine, que tout ce qu'il a fait a toujours été nouveau et que, loin de ressembler à qui que ce soit, il a été assez maître de son génie pour ne faire aucune pièce où il ait voulu se ressembler lui-même. Quant à l'objection que vous me fîtes samedi dernier et que vous renouveliez dans la lettre que vous m'avez fait la grâce de m'écrire, je n'ai autre chose à y répondre que ce que je pris la liberté de vous dire à Saint-Cloud. Toutes les fois que vous allez à la première représentation d'une pièce sérieuse, vous croyez, dites-vous, aller à Athènes ou à Rome : vous ne trouvez en votre chemin que Grecs et Romains. Encore sont-ils tout défigurés depuis que Corneille et Racine ne les font plus parler. Il vous semble que les auteurs qui ne peuvent faire tenir le même langage à leurs héros feraient mieux de les choisir dans un pays où l'on ne les ait pas tant mis en oeuvre, et vous dites qu'un grand homme de notre France, dont la victoire pleine de belles actions, et qu'on ferait parler comme naturellement les honnêtes gens parlent, ferait pour le moins autant de plaisir à voir que des héros dont les noms paraissent tout usés à force de les entendre répéter. Trouvez bon, Madame, que je vous guérisse d'une erreur que j’ai eue avant vous, et dont je ne fis abjuration qu'après en avoir fait pénitence : je ne vois rien dans notre langue de plus agréable que le petit roman de La Princesse de Clèves. Les noms des personnes qui le composent sont doux à l’oreille et faciles à mettre en vers, l'intrigue intéresse le lecteur depuis le commencement jusqu'à la fin, et le coeur prend part à tous les événements qui succèdent l'un à l'autre. J'en fis une pièce de théâtre dont j’espérais un si grand succès que c’était le fonds le plus liquide que j'eusse pour le paiement de mes créanciers, qui tombèrent de leur haut quand ils apprirent la chute de mon ouvrage. Faites-moi la grâce, Madame, de ne point trembler pour eux : je les satisfis l’année suivante et, comme La Princesse de Clèves n'avait paru que deux ou trois fois, on s'en souvint si peu un an après que, sous le nom de Germanicus elle eut un succès considérable. J'avais pris cependant toutes les précautions possibles pour faire réussir La Princesse de Clèves et, persuadé qu'il est dangereux d’exposer de trop grandes nouveautés, je croyais qu'un prologue que je fis pour préparer les auditeurs à ce qu'ils allaient voir me les rendrait favorables. Mais leurs oreilles ne purent s'accommoder de ce qu'elles n’avaient pas coutume d'entendre, et le prologue attira plus d’applaudissements que la pièce. Comme le théâtre commençait déjà à montrer en indigence et que la mort de Molière l'avait privé d'un ornement qu'il ne recouvrera jamais, peut-être ne serez-vous pas fâchée de voir un fragment de ce prologue. Je feins que la Renommée rencontre Mélpomène, la Muse de la tragédie, qui rêve dans une solitude à qui elle dit :
LA RENOMMEE
Eh quoi ! dans ces beaux lieux s'entretient Mélpomène ?
Quel ouvrage nouveau va briller sur la scène,
A quel grave sujet s'occupe son loisir ?
MELPOMENE
Ah ! Déesse, autrefois j'en avais à choisir !
Et ta bruyante voix, illustre Renommée,
À répandre ma gloire était lors animée.
Maintenant, je l'avoue, on ne voit rien de moi
Qui paraisse à mes yeux digne de ton emploi.
Le théâtre français, où mes heureuses veilles
Ont de tant d’auditeurs enchanté les oreilles,
Tant de fois étalé des spectacles pompeux
Et de mes nourrissons rendu les noms fameux,
Par ma stérilité me reproche la mienne,
Et n'a plus aujourd'hui d’appui qui le soutienne.
LA RENOMMEE
Et quoi ! Sous un héros qui remet les beaux-arts
Dans un éclat plus grand que du temps des Césars !
Sous un roi si puissant, si glorieux, si juste,
Dont la superbe cour ternit celle d'Auguste,
Sous un roi qui sans cesse occupe mes cent voix,
Et qui n'a point d'égaux, quoiqu'il soit tant de rois,
Est-il quelque talent qui doive être inutile ?
Aux Muses dans son Louvre il accorde un asile,
De ces filles du ciel se déclare l’appui,
Veut que pendant son règne elles règnent sous lui
Et par une bonté qui jamais ne le quitte
Du haut de sa grandeur tend la main au mérite.
Sensible à ses bienfaits, sors de cette langueur
Redonne à ses plaisirs ta première vigueur
Et promets de ma part une gloire immortelle
A qui, pour ce héros, fera voir plus de zèle.
MELPOMENE
Si le zèle suffit pour charmer ce grand roi,
Qui pourra s’en flatter plus justement que moi,
En est-il un pareil à celui qui m'anime ?
Apprends de ma langueur la cause légitime.
L'histoire, où tant de fois pour remplir mes projets
J'ai trouvé de grand noms, et pris d'heureux sujets,
Comme Andromaque, Œdipe, Iphigénie, Horace,
Où chaque passion parle avec tant de grâce,
L’histoire où des héros les exploits éclatant
Savent se garantir des injustices du temps,
Si souvent dépouillée en faveur de la scène
N'offre plus à mes yeux d’action qui surprenne.
On a vu par mes soins en vers doux et pompeux
Ce que Rome et la Grèce ont eu de plus fameux,
Et j’ai même emprunté chez un peuple barbare
Un des beaux ornements dont la scène se pare.
Mais quoique Bajazet justifie un tel choix,
Ce sont des libertés qu'on ne prend qu'une fois
Et de quelques talents dont le ciel m'ait pourvu
J’ignore en quel endroit je dois fixer ma vue.
Toi, qui vois d'un même œil toutes les nations,
Qui rends partout justice aux grandes actions
Et tires de l’oubli dont la mort est suivie
Ceux de qui les vertus ont signalé la vie,
Marque-moi le climat où je dois m’arrêter,
Vois quel illustre nom tu veux ressusciter, parle.
LA RENOMMEE
Pour t'occuper n’est-il point de grand homme
Si tu ne le choisis dans Athènes ou dans Rome ?
Et depuis si longtemps que la France a des rois
Ne s'en trouve-t-il point qui mérite ton choix ?
Est-il de la vertu de plus fameux modèles ?
Trouves-tu chez les Grecs des actions plus belles ?
Ou plutôt dans la France un monstrueux repas
A-t-il vu le Soleil retourner sur ses pas ?
Y voit-on une fille en proie à sa colère
Faire passer son char sur le corps de son père
Et d'un geste inhumain dans cet horrible emploi
Animer les chevaux qui reculaient d'effroi ?
A-t-on vu dans la France, au fort de sa misère,
Par un excès de rage une barbare mère
Après mille baisers, et donnés et rendus,
Égorger son enfant pour vivre un jour de plus !
Ces crimes dont jadis a frémi la nature
Ne souillèrent jamais une terre si pure !
Si quelques passions y règnent tour à tour,
C'est celle de la gloire, et celle de l'amour.
Quitte la ruse grecque et la fierté romaine,
Choisis quelque grand nom sur les bords de la Seine.
Si ton but est d'instruire, où rencontreras-tu
Une plus éclatante et plus haute vertu ?
C'est là que tu verras un héros véritable
Surpasser en valeur ceux qu'inventa la fable.
C’est là qu'un jeune aiglon qui n'a point de pareil
D’un regard assuré voit l'éclat du soleil !
Montre une ardeur pour lui que rien ne peut éteindre
Et tout haut qu'il puisse être, espére de l’atteindre.
MELPOMENE
Je n'ai attendu le secours de ta voix
Pour tourner tous mes voeux du côté des François.
Mais, me répondras-tu, qu'on permette à ma veine
D'étaler en public leurs grands noms sur la scène ?
Le respect qu’on leur doit.
LA RENOMMEE
Leur en manqueras-tu
De faire à tout le monde admirer leur vertu ?
Lorsque tu fis Cinna, ce poème si juste,
Donnas-tu quelque atteinte à la gloire d’Auguste ?
Et Pompée au théâtre est-il moins respecté
Que quand l'aigle romaine allait à son côté ?
D’un scrupule si vain lève le faible obstacle.
Quand les Grecs autrefois se donnaient un spectacle,
Contents de leurs vertus, trouvaient-ils à propos
D’aller chez leurs voisins emprunter des héros ?
Quoi qu’on fasse de beau, la lenteur de l’histoire
Ne promet aux grands noms qu’une tardive gloire,
Au lieu que le théâtre a des effets présents
Plus connus en dix jours que l’histoire en dix ans.
Retrouve en sa faveur une plume pareille
À celle dont le ciel fit présent à Corneille,
Et, pour lui faire un sort aussi beau que le sien,
Prête-lui ton secours et réponds-lui du mien.
Comme j’ai de Racine assuré la mémoire,
Et placé son génie au temple de la gloire,
J’offre les mêmes soins aux esprits délicats,
Qui dans la même route iront d’un même pas.
Vois, qui tu veux choisir pour marcher sur leurs traces.
MELPOMENE
Le Ciel à peu de gens fait de pareilles grâces.
À peine en tout un siècle en voit-on deux ou trois
Dignes de ton suffrage et dignes de mon choix
Depuis combien de temps la fidèle Thalie
Dans un habit lugubre est-elle ensevelie,
Le front ceint de Cyprès, les yeux baignés de pleurs,
Sans qu’un autre Molière apaise ses douleurs ?
Dans les siècles passés, comme au siècle où nous sommes,
La nature était lente à faire de grands hommes,
Et l’aimable Thalie a longtemps à pleurer
Avant que son malheur se puisse réparer, etc.
Voilà, Madame, tout ce que j’en ai retrouvé, et c’en est assez pour vous faire connaître combien je voyais de difficulté à mettre de pareils noms sur le théâtre. Quoique la Seine soit plus abondante et roule une plus belle eau que le Tibre, elle n’a pas tant de grâce dans la poésie et vous m’avouerez qu’Amiens, Abbeville, Rouen, Auxerre, Dijon et Grenoble que Rome, Albe, Carthage, Numance, Athènes et Corinthe. Pardon, Madame, si je vous mène si loin pour vous y laisser, deux de mes amis […] m’arrachent la plume des mains […]
Correspondance disponible sur Gallica, p. 302-315.
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