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[s. d.]
Madame de Caylus, Souvenirs de Madame de Caylus
Paris, Barrois l'aîné et fils, an XII (1804).
Genèse romancée de deux tragédies de Racine
La mémorialiste témoigne de la genèse de deux tragédies (Esther et de Racine en signalant le rôle qu'elle a joué et en donnant son avis sur les conditions d'une bonne réception des tragédies.
Madame de Brinon aimait les vers et la comédie, et, au défaut des pièces de Corneille et de Racine, qu’elle n’osait faire jouer, elle en composait de détestables, à la vérité ; mais c’est cependant à elle, et à son goût pour le théâtre, qu’on doit les deux belles pièces que Racine a faites pour Saint-Cyr. Madame de Brinon avait de l’esprit, et une facilité incroyable d’écrire et de parler, car elle faisait aussi des espèces de sermons fort éloquents, et tous les dimanches après la messe, elle expliquait l’Évangile comme aurait pu faire M. Le Tourneur.
Mais je reviens à l’origine de la tragédie dans Saint-Cyr. Madame de Maintenon voulut voir une des pièces de madame de Brinon : elle la trouva telle qu’elle était, c'est-à-dire si mauvaise qu’elle la pria de n’en plus faire jouer de semblables, et de prendre plutôt quelques belles pièces de Corneille ou de Racine, choisissant seulement celles ou il y avait le moins d’amour. Ces petites filles représentèrent Cinna assez passablement pour des enfants qui n’avaient été formées au théâtre que par une vieille religieuse. Elles jouèrent ensuite Andromaque ; et, soit que les actrices en fussent mieux choisies, ou qu’elles commençassent à prendre des airs de la cour, dont elles ne laissaient pas de voir de temps en temps ce qu’il y avait de meilleur, cette pièce ne fut que trop bien représentée au gré de madame de Maintenon ; et elle lui fit appréhender que cet amusement ne leur insinuât des sentiments opposés à ceux qu’elle voulait leur inspirer. Cependant, comme elle était persuadée que ces sortes d’amusements sont bons à la jeunesse, qu’ils donnent de la grâce, apprennent à mieux prononcer et cultivent la mémoire (car elle n’oubliait rien de tout ce qui pouvait contribuer à l’éducation de ces demoiselles, dont elle se croyait avec raison particulièrement chargée), elle écrivit à M. Racine, après la représentation d’Andromaque, « Nos petites filles viennent de jouer Andromaque, et l’ont si bien jouée qu’elles ne la joueront plus, ni aucune de vos pièces. ». Elle le pria, dans cette même lettre, de lui faire dans ses moments de loisir quelque espèce de poème moral ou historique dont l’amour fût entièrement banni, et dans lequel il ne crût pas que sa réputation fût intéressée, puisqu’il demeurerait enseveli dans Saint-Cyr, ajoutant qu’il ne lui importait que cet ouvrage fût contre les règles, pourvu qu’il contribuât aux vues qu’elle avait de divertir les demoiselles de Saint-Cyr en les instruisant.
Cette lettre jeta Racine dans une grande agitation. Il voulait plaire à Madame de Maintenon. Le refus était impossible à un courtisan et la commission délicate pour un homme qui, comme lui, avait une grande réputation à soutenir, et qui, s’il avait renoncé à travailler pour les comédiens, ne voulait pas du moins détruire l’opinion que ses ouvrages avaient donnée de lui. Despréaux, qu’il alla consulter, décida pour la négative : ce n’était pas le compte de Racine. Enfin, après un peu de réflexion, il trouva dans le sujet d’Esther tout ce qu’il fallait pour plaire à la cour. Despréaux lui-même fut enchanté, et l’exhorta à travailler, avec autant de zèle qu’il en avait eu pour l’en détourner. Racine ne fut pas longtemps sans porter à Madame de Maintenon, non seulement le plan de sa pièce (car il avait accoutumé de les faire en prose, scène par scène, avant d’en faire les vers), mais il porta même le premier acte tout fait. Madame de Maintenon en fut charmée, et sa modestie ne put l’empêcher de trouver dans le caractère d’Esther, et dans quelques circonstances de ce sujet, des choses flatteuses pour elle. La Vasthi avait ses applications ; Aman avait de grands traits de ressemblance. M. de Louvois avait même dit à Madame de Maintenon, dans le temps d’un démêlé qu’il eut avec le roi, les mêmes paroles d’Aman lorsqu’il parle d’Assuérus :
Il sait qu’il me doit tout.
Indépendamment de ces idées, l’histoire d’Esther convenait parfaitement à Saint-Cyr. Les chœurs, que Racine, à l’imitation des Grecs, avait toujours eu en vue de remettre sur scène, se trouvaient placés naturellement dans Esther, et il était ravi d’avoir eu cette occasion de les faire connaître et d’en donner le goût. Enfin je crois que, si l’on fait attention au lieu, au temps et aux circonstances, on trouvera que Racine n’a pas moins marqué d’esprit dans cette occasion que dans d’autres ouvrages plus beaux en eux-mêmes.
Esther fut représentée un an après la résolution que madame de Maintenon avait prise de ne plus laisser jouer des pièces profanes à Saint-Cyr. Elle eut un si grand succès que le souvenir n’en est pas encore effacé. Jusque là il n’avait point été question de moi, et on n’imaginait pas que je dusse y représenter un rôle ; mais, me trouvant présente aux récits que M. Racine venait faire à Madame de Maintenon de chaque scène à mesure qu’il les composait, j’en retenais les vers ; et, comme j’en récitais un jour à M. Racine, il en fut si content qu’il demanda en grâce à Madame de Maintenon de m’ordonner de faire un personnage ; ce qu’elle fit ; mais je n’en voulus point de ceux qu’on avait déjà destinés ; ce qui l’obligea de faire pour moi le prologue de la Piété. Cependant, ayant appris, à force de les entendre, tous les autres rôles, je les jouai successivement à mesure qu’une des actrices se trouvait incommodée ; car on représenta Esther tout l’hiver, et cette pièce, qui devait être renfermée dans Saint-Cyr, fut vue plusieurs fois du roi et de toute sa cour, toujours avec le même applaudissement.
Ce grand succès mit Racine en goût ; il voulut composer une autre pièce ; et le sujet d’Athalie, c'est-à-dire la mort de cette reine et la reconnaissance de Joas, lui parut le plus beau de tous ceux qu’il pouvait tirer de l’Écriture sainte. Il y travailla sans perdre de temps ; et l’hiver d’après, cette nouvelle pièce se trouva en état d’être représentée. Mais Madame de Maintenon reçut de tous côtés tant d’avis et tant de représentations des dévots, qui agissaient en cela de bonne foi, et de la part des poètes jaloux de la gloire de Racine, qui, non contents de faire parler les gens de bien, écrivirent plusieurs lettres anonymes, qu’ils empêchèrent Athalie d’être représentée sur le théâtre. On disait à Madame de Maintenon qu’il était honteux à elle d’exposer sur le théâtre des demoiselles rassemblées de toutes les parties du royaume pour recevoir une éducation chrétienne, et que c’était mal répondre à l’idée que l’établissement de Saint-Cyr avait fait concevoir. J’avais part aussi à ces discours, et on trouvait encore qu’il était fort indécent à elle de me faire voir sur un théâtre à toute la cour.
Le lieu, le sujet des pièces, et la manière dont les spectateurs s’étaient introduits dans Saint-Cyr, devaient justifier Madame de Maintenon ; et elle aurait pu ne se pas embarrasser de discours qui n’étaient fondés que sur l’envie et la malignité ; mais elle pensa différemment, et arrêta ces spectacles dans le temps que tout était prêt pour jouer Athalie. Elle fit seulement venir à Versailles une fois ou deux, les actrices ; pour jouer dans sa chambre, devant le roi, avec leurs habits ordinaires. Cette pièce est si belle que l’action n’en parut pas refroidie. Il me semble même qu’elle produisait alors plus d’effet qu’elle n’en a produit sur le théâtre de Paris, où je crois que M. Racine aurait été fâché de la voir aussi défigurée qu’elle m’a paru l’être par une Josabeth fardée, par une Athalie outrée, et par un grand prêtre plus ressemblant aux capucinades du petit père Honoré qu’à la majesté d’un prophète divin. Il faut ajouter encore les les chœurs, qui manquaient aux représentations faites à Paris, ajoutaient une grande beauté à la pièce, et que les spectateurs, mêlés et confondus avec les acteurs, refroidissent infiniment l’action ; mais, malgré ces défauts et ces inconvénients, elle a été admirée et elle le sera toujours.
On fit après, à l’envi de monsieur Racine plusieurs pièces pour Saint-Cyr. Mais elles y sont ensevelies : il n’y a que la seul Judith, pièce que M. l’abbé Testu fit faire par Boyer, et à laquelle il travailla lui même qui fut jouée sur le théâtre de Paris avec le succès marqué dans l’épigramme de M. Racine :
À sa Judith, Boyer, par aventure, etc.
Souvenirs de Mme de Caylus, Librairie des bibliophiles, Paris, 1883, p. 112-119.
Édition en ligne sur Gallica.
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