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1702
Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde, Lettres curieuses de littérature et de morale
Paris : J. et M. Guignard, 1702.
Sur le personnel des tragédies
Pour produire une émotion forte, les personnages représentés doivent être de haut rang et ni trop bons, ni trop mauvais. La lettre se poursuit en reprenant les théories de La Poétique d’Aristote. Voir aussi p. 366-370.
On ne s’intéresse guère aux aventures des misérables ou des personnes de la lie du peuple. Ainsi, il faut que le sujet de la tragédie soit l’action de quelque roi, de quelque prince, de quelque princesse ou de quelque personne considérable par son rang ou par ses emplois, parce que les personnes infiniment élevées au-dessus des autres produisent des effets bien plus étranges, et que leurs malheurs font une plus vive impression sur l’esprit et causent un plus grand étonnement. Si le héros que l’on représente sur le théâtre n’a une grande vertu, on n’est que médiocrement touché de ses infortunes ; la vertu affligée excite cette pitié tendre qui fait le plaisir le plus délicat de la tragédie. Mais si le héros tombe dans la disgrâce par sa faute, ou par son imprudence, ou après avoir commis quelque mauvaise action, on se sent indigné contre ses vices et peu attendri de ses maux : la punition d’un méchant homme est une chose ordinaire, qui n’excite pas de grands sentiments. Ce n’est pas qu’il faille que le héros soit parfait en toutes choses, car cela est impossible. Il faut qu’il se sente des faiblesses de l’humanité afin que le spectateur craigne qu’il ne lui arrive quelque malheur ; car si c’était un homme accompli en toutes choses et d’une vertu parfaite, on serait affranchi de cette crainte qui tient l’auditeur en suspens et qui lui cause une certaine inquiétude qui l’intéresse dans toutes les aventures du héros. Si sa vertu ne doit pas être entièrement exempte de faiblesse, il ne faut pas aussi que ce soit un scélérat insigne. Les Grecs, qui aimaient à voir la scène ensanglantée, représentaient souvent sur leur théâtre des hommes fort vicieux, ou du moins qui avaient commis de grands crimes : Œdipe, Oreste, Alcméon, Médée, Thyeste étaient de ce caractère. Ainsi, le spectateur était toujours dans la terreur et dans l’effroi. Mais la pitié est incomparablement plus douce et plus conforme à l’humanité. Ainsi, dans le choix que le poète fait de ses héros, il ne doit point en introduire sur la scène qui soit coupable de quelque crime énorme. Si Phèdre a excité de la commisération sur notre théâtre quoiqu’elle fût criminelle, c’est que Racine, d’un génie supérieur et maître de son sujet, a si bien ménagé la faiblesse de cette reine qu’il en a fait retomber tout le blâme sur la confidente, qui abusait de la confiance que sa maîtresse avait en elle.
Extrait de la cinquième lettre, « Sur les pièces de théâtre », disponible sur Gallica, p. 333-339.
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