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1689
François (curé de Versailles) Hébert, Mémoires du curé de Versailles 1686-1704
éd. G. Girard, Paris, les éd. de France, 1927.
Long discours sur la création et la réception de l' Esther de Racine
Ces Mémoires peu connus, sans doute à cause d'une histoire éditoriale complexe (le manuscrit, longtemps égaré, ne fut publié qu'au XXe siècle), consacrent un long passage à Racine. Après un rapide historique sur sa carrière théâtrale, le mémorialiste revient sur la genèse d'Esther. Il développe ensuite une anecdote biographique pour justifier son refus d'assister aux représentations de Saint-Cyr quand toute la Cour - y compris les ecclésiastiques - s'enthousiasme de la tragédie. C'est pour lui l'occasion de développer des arguments originaux dans le cadre de la querelle sur la moralité du théâtre. L'épisode se termine par la mention des représentations d'Athalie, qui semblent remporter moins de succès.
Il y avait quelques autres personnes en petit nombre qui donnaient dans ces nouveautés. On y marquait entre les autres le sieur Racine, si connu par les pièces de théâtre dont il a été l’auteur. Il avait été élevé au Port-Royal-des-Champs dont nous venons de parler. Il était au service de quelques-uns de ces fameux directeurs qui lui trouvèrent beaucoup d’esprit et de la disposition à l’étude ; ils l’engagèrent de s’y appliquer : il y apprit les langues grecque et latine avec beaucoup de facilité et devint très habile ; on lui donna une grande teinture de la Sainte-Écriture, qu’il étudia avec application, et des ouvrages des Saints Pères et surtout de Saint Augustin.
Comme on s’occupait quelquefois au Port-Royal à autre chose qu’à ces études sérieuses de l’Écriture et des Pères et qu’on s’y divertissait quelquefois à faire des vers sur toute sorte de sujets, cela inspirait de l’émulation à ceux qui croyaient avoir le génie de la poésie pour se donner à ce genre d’écrire qui plaît davantage et qui coûte moins, ce que je dis sans vouloir faire injure à messieurs nos poètes. Ainsi vit-on sortir du Port-Royal, ou du moins leur furent-ils attribués, le poème de l’Onguent à la brûlure, le poème l’Entreprise des Jacobins sur le mont Valérien, les satires contre le formulaire et le Pape, contre feu M. de Péréfixe, sans compter ceux qui étaient plus dignes des prêtres, comme la Vie de Jésus-Christ en vers de M. Arnauld d’Andilly, la traduction des hymnes de l’Église et d’autres semblables ouvrages.
Le sieur Racine se sentit pour lors réveiller en lui l’esprit poétique. Il fit des vers, il réussit, il fut approuvé.
Ces premiers succès le firent penser à quitter la solitude pour avoir le moyen de faire valoir son talent, de se produire dans le monde, d’y faire fortune et de se faire beaucoup d’amis. Messieurs de Port-Royal furent très affligés de sa résolution, mais ils le furent bien davantage quand ils virent paraître ses premières pièces de théâtre, qui, de l’aveu de tout le monde, sont les plus tendres qu’on ait jamais faites en ce genre d’écrire. Ils étaient fort honteux qu’on sût dans le monde qu’il avait été leur élève et qu’on y dit qu’il avait cultivé son esprit et ses talents à Port-Royal, pour être ensuite en état de venir divertir le public par les pièces les plus galantes qu’on eût jamais entendues. Ils le regardaient comme un excommunié et comme un réprouvé, ils déploraient son sort dans la pensée que sa profession faisait un très grand déshonneur à leur corps et qu’on pouvait croire que, ayant été formé de leurs mains, ils s’appliquaient souvent eux-mêmes à composer d’autres livres que des ouvrages de piété.
Cependant tout ce que les anciens amis de M. Racine lui dirent ou lui firent représenter ne le toucha pas beaucoup. Pendant plusieurs années, il s’occupa tout entier à composer des tragédies et quelques comédies et tant plus on y courait pour les admirer, tant plus Messieurs de Port-Royal en avaient de douleur et de confusion. Cependant, après un temps fort considérable, ce poète, se souvenant peut-être des premières instructions qu’on lui avait données, peut-être lassé de s’appliquer toujours, ou pour mieux dire, de perdre le meilleur temps de sa vie à travailler à des ouvrages si inutiles et si nuisibles et dommageables à la pureté des mœurs, peut-être aussi craignant qu’enfin sa réputation se diminuerait à proportion que le feu de l’âge se dissiperait et ne serait plus en état de continuer à faire toujours des pièces qui fussent également agréables au public, quitta cet emploi et résolut de s’appliquer à des choses plus sérieuses.
Il y avait déjà quelque temps qu’il avait abandonné le théâtre, lorsque Mme de Maintenon, qui était dans le crédit que chacun sait, le fit venir à la Cour. Elle avait toujours aimé les gens d’esprit, en ayant infiniment elle-même ; elle avait connu Racine, elle fut bien aise de pouvoir l’entretenir quelquefois : la maison de Saint-Cyr, près de Versailles, qu’elle venait d’établir par les immenses libéralités du roi et dont nous aurons occasion de parler par la suite, lui donna celle d’employer le talent de ce fameux poète à des ouvrages de son métier.
Je ne sais qui put inspirer à cette illustre dame l’envie de faire représenter les pièces de théâtre à ces demoiselles qui y étaient élevées. Mais je suis persuadé qu’elle ne l’entreprit pas sans en avoir parlé à M. l’évêque de Chartres et MM. Tiberge et Brisacier, directeurs du Séminaire des Missions étrangères, qui avaient pour lors toute sa confiance. Quoiqu’en ce temps-là elle en eût en moi, elle ne me fit pas l’honneur de m’en parler : peut-être prévoyait-elle que je l’en aurais détournée, comme je travaillai ensuite à le faire.
M. Racine, ravi de trouver une occasion si favorable à se faire valoir à la cour et à y faire fortune, ne balança pas un moment à reprendre sa profession de poète, qu’il voyait très bien lui devoir être incomparablement plus avantageuse qu’elle ne l’avait été à Paris, où il avait travaillé longtemps et où il n’était pas devenu très riche.
Pour donner dans les sentiments de Mme de Maintenon, il composa la tragédie d’Esther, qui fut rendue publique par l’impression qu’on en fit faire et qui eut une très grande réputation. Elle fut très fréquemment représentée à Saint-Cyr ; le roi y assista plusieurs fois. Chacun faisait sa cour à cette dame en la suppliant de leur permettre d’y être admis, ce qu’elle accordait avec plaisir.
On vit plusieurs évêques qui, ayant été du nombre des suppliants pour avoir l’entrée dans la maison et une place dans la salle de la tragédie, furent du nombre des spectateurs et des admirateurs de cette pièce ; les religieux, plusieurs abbés, grand nombre de Pères de l’Oratoire, des jésuites furent aussi emportés que les autres à y être reçus. On ne parlait à la Cour que de cette nouvelle manière de faire des comédies innocentes généralement approuvées de tout le monde, et l’applaudissement général qu’on y donnait aurait fait trouver étrange qu’on eût paru avoir des vues et des sentiments contraires. Cependant, j’avais une vraie douleur de voir que les choses allassent si loin et j’attendais une occasion favorable de pouvoir l’expliquer sur ces représentations de théâtre dans une communauté destinée à donner une éducation chrétienne à de jeunes demoiselles.
Il s’en présenta une sans l’avoir recherchée et, sans presque rien dire, j’eus le moyen de faire connaître ce que j’en pensais et ce que je croyais qu’on en dût penser. Car, pendant qu’on était le plus engoué à la Cour de cette tragédie, on fit à l’ordinaire l’assemblée des Dames de la Charité, qu’on a coutume de tenir une fois le mois et à laquelle assistent fort régulièrement les dames de la cour les plus distinguées. Mme de Maintenon, qui n’en manque aucune, se trouva des premières à celle dont je parle. Comme ces dames, avant l’exhortation qu’on y fait, s’entretiennent de toute sorte d’affaires qui se passent à la Cour, le discours tomba aussitôt sur la pièce d’Esther ; on ne pouvait assez la louer, on en disait les choses du monde les plus jolies, chacun enchérissait sur ce qui avait été dit par d’autres, et on ne croyait pas, à les entendre toutes discourir sur la tragédie d’Esther, qu’on pût jamais lui donner assez d’éloges. On n’épargnait pas aussi les louanges qu’on donnait à toutes les jeunes demoiselles qui y faisaient quelques personnages ; on les comparait pour la déclamation aux plus renommées de toutes les comédiennes du temps et on les mettait infiniment au-dessus de toutes celles qui avaient le plus brillé sur le théâtre par le bon air qu’elles avaient, la noblesse qui s’y faisait paraître, leur bonne mine, leur beauté, leur taille et tout l’agrément de leurs personnes.
On prodiguait surtout des éloges en faveur de Mme la marquise de Caylus, nièce de Mme de Maintenon ; on disait que jamais personne n’avait fait de meilleure grâce un personnage semblable à celui qu’elle représentait dans la tragédie d’Esther.
Je ne disais rien pendant cette conversation qui fut très longue, et je pensais seulement en moi-même ce que j’aurais répondu si j’avais été interrogé ou si je pouvais trouver le moyen de parler, lorsque Mme de Maintenon, après avoir rapporté le nom de ceux du clergé soit régulier, soit séculier, qui y avaient assisté ou qui devaient y avoir une place après l’avoir fort sollicitée l’après-midi de ce jour-là même, elle m’adressa la parole et me dit d’un air fort gracieux, qui lui était si naturel : « il n’y a plus que vous, Monsieur, qui n’ayez pas encore assisté à cette pièce. N’y viendrez-vous pas bientôt ? »
À cela, je me levai et lui fis une grande révérence. Elle comprit bien, et toutes les dames qui étaient présentes, ce que mon silence voulait dire, et je ne crus pas devoir pour lors m’expliquer, que de cette manière qui en disait beaucoup plus que tous les discours que j’aurais pu tenir devant des personnes si prévenues en faveur de cette pièce et que, quand elles n’auraient point eu d’autre raison que celle de faire leur cour, la seule politique qui règne fort en ce pays leur persuadait d’approuver.
Cependant je vis peu après que Mme de Maintenon cherchait à me faire parler ou à m’engager d’assister ce jour-là à cette tragédie, car, ayant parlé du Père de Chauvigny, de l’Oratoire, célèbre pour sa piété, connu par ses bonnes œuvres et qui était pour lors un vénérable vieillard, s’adressant encore à moi, me fit la même proposition, y ajoutant que je voudrais bien y aller en si bonne compagnie. Il fallut pour lors répondre sans biaiser, puisqu’on ne se contentait pas de mon premier silence, qui, comme je le pensais, en avait dit plus que je n’aurais pu faire par mes paroles. Ainsi, en gardant le respect que je devais à cette illustre dame et ne pouvant me résoudre à trahir mes véritables sentiments, ce qui ne convient jamais à un ministre de Jésus-Christ et encore moins à un pasteur, je lui dis que je la suppliais très humblement de m’en dispenser, ayant de très fortes raisons de lui demander cette grâce. Après quoi, on n’en parla plus, ces dames se contentant de se regarder et de jeter sur moi quelques œillades, surprises d’un pareil compliment, ne pouvant comprendre que, tant de personnes de tous états faisant paraître de si grands empressements pour obtenir la grâce d’y assister et qui était refusée à plusieurs, j’eusse moi seul pris la liberté de ne pas l’accepter en si bonne compagnie, lorsque, sans avoir fait paraître le moindre de désir de m’y trouver, on me l’offrait avec une si grande distinction.
Cependant je fis mon exhortation à mon ordinaire et, dès qu’elle fut achevée et qu’on se retirait, quelques dames, et en particulier Mmes les duchesses de Chevreuse et de Beauvillier, qui étaient beaucoup plus estimables par la grande piété dont elles avaient toujours fait une profession ouverte à la Cour que par le rang qu’elles y tenaient, m’abordèrent et, par les intérêts qu’elles voulaient bien prendre à tout ce qui me regardait, me parlèrent avec beaucoup d’épanchement de cœur et de confiance de ce refus public que je venais de faire.
– Savez-vous bien, Monsieur, me dirent-elles, que vous avez fort mortifié Mme de Maintenon de n’avoir pas accepté l’offre qu’elle vous a faite, croyant vous faire beaucoup de plaisir ? Vous savez que tout le monde s’empresse de lui faire sa cour en lui demandant comme une grâce très particulière la permission d’assister à la tragédie d’Esther, et vous seul, vous y invitant de la manière du monde la plus honnête, non seulement le refusez, mais vous marquez avoir des raisons de ne pas approuver en cela sa conduite ! N’avez-vous pas peur que, par un refus si public et si extraordinaire, elle n’ait lieu de penser que vous avez des sentiments outrés sur la morale, puisque même plusieurs évêques et personnes de piété y assistent et qu’il semble par-là que vous condamniez leur complaisance ? D’ailleurs, ne pouvez-vous pas craindre que Mme de Maintenon ne diminue la confiance qu’elle a en vous et qu’ensuite vous soyez hors d’état de faire tout le bien que vous pourriez, étant appuyé de son crédit ? Le Roi aura aussi les mêmes sentiments qu’elle : il nous paraît que vous devez y faire réflexion et passer par-dessus vos scrupules et vous trouver comme les autres personnes du clergé à cette tragédie.
Je me mis un peu à sourire et, après avoir remercié ces dames pour leur bonne volonté à mon égard et leur avoir témoigné ma reconnaissance, je leur fis entendre que je ne pouvais suivre leurs conseils, ayant des raisons très fortes de ne m’y pas rendre.
– Mais afin, Mesdames, que vous puissiez connaître que ce n’est point par entêtement ni par attachement à mes sentiments que je prends ce parti, je m’offre de vous rendre compte des raisons que j’ai d’agir comme j’ai fait, en présence de personnes très éclairées, et, dès ce soir, j’aurai l’honneur d’aller chez vous et je ne veux point d’autre juge de ma conduite que M. le duc de Chevreuse, ou M. le duc de Beauvillier, et je vous assure que, s’ils sont d’un sentiment contraire au mien, après leur avoir exposé ce que j’en pense, je me rendrai très volontiers à leurs sages avis.
Elles ne parurent point approuver ce parti. Je me rendis à l’appartement de M. le duc de Chevreuse, et j’expliquai fort naturellement mes sentiments en ces termes :
– Vous pouvez bien croire qu’il faut que j’aie de puissantes raisons pour n’avoir accepté l’offre qui m’a été faite de la manière du monde la plus agréable et la plus honnête. J’ai toute la déférence possible et très respectueuse pour Mme de Maintenon, mais je suis persuadé que mon devoir et mon ministère doivent l’emporter en moi sur toute autre considération.
Vous n’ignorez pas, puisque vous êtes si exacts à assister à mes prônes, que je déclame souvent contre les spectacles, ce que je fais aussi dans nos assemblées des Dames de la Charité, lorsque l’occasion s’en présente, et il n’y a personne qui ne sache à la cour que je suis très opposé à ces sortes de divertissements, que j’ai toujours été très fortement persuadé être absolument contraires à la piété et à l’esprit du christianisme.
Si j’assiste à cette tragédie de Saint-Cyr, le peuple qui m’a entendu si souvent prêcher contre les comédies n’aurait-il pas sujet d’être très mal édifié de ma conduite ? Il ne distinguera pas cette pièce de celles qui sont représentées par les autres comédiens ; il se persuadera qu’il faut qu’il n’y ait pas de mal d’assister à ces sortes de spectacles puisqu’on y aura vu m’y trouver, et on croira pour lors beaucoup à mes actions qu’à mes paroles, ou bien on aura sujet de dire que j’approuve par ma conduite ce que je condamne dans mes discours. La réputation d’un ministre de Jésus-Christ est trop délicate et lui est trop nécessaire pour la risquer pour si peu de chose, pour un léger divertissement de quelques heures et par un pur motif de complaisance.
Croyez-vous d’ailleurs qu’il soit fort décent à des personnes de notre caractère d’assister à une tragédie représentée par des jeunes filles fort bien faites et qu’on ne peut, pour lors, se défendre de regarder pendant des heures entières ? N’est-ce pas s’exposer à des tentations et le peut-on faire en conscience ? Sur cela, je vous dirai franchement que quelques courtisans m’ont avoué que la vue de ces jeunes demoiselles faisait de très vives impressions sur leurs cœurs, que, sachant qu’elles étaient sages, ils en étaient incomparablement plus touchés que de la vue des comédiennes qui ne laissaient pas que d’être pour eux des occasions de chute, quoi qu’ils ne doutassent point que souvent elles étaient d’une vie très déréglée.
Je leur ajoutai que je ne pouvais pas sans ces raisons générales ne pas condamner en soi ces sortes de représentations, comme très pernicieuses à ces jeunes demoiselles, à qui on désirait de donner une bonne éducation ; car quel doit être, disais-je le principal soin qu’on doit avoir et la fin la plus raisonnable qu’on se doit proposer dans l’instruction des jeunes filles, sinon de les porter à une très grande pureté de mœurs, à conserver leur pudeur en toutes occasions et les éloigner de tout ce qui peut y être un tant soit peu contraire. C’est pour cela qu’on les élève dans des maisons retirées, qu’on les enferme de bonne heure dans des couvents, qu’on veille de si près sur leurs actions, qu’on empêche qu’elles ne soient vues des hommes et qu’elles ne prennent du goût dans leur compagnie. On détruit donc ce qu’on veut faire en elles d’un autre côté quand on les fait monter sur un théâtre à la vue de toute sorte de personnes de la Cour. On leur ôte par ce moyen cette honte modeste qui les retient dans leur devoir, car une fille qui a fait un personnage de comédie aura beaucoup moins de peine à parler tête à tête à un homme ayant pris sur elle de paraître tête levée devant plusieurs.
D’ailleurs, on sait combien la vanité est le vice dominant de leur sexe et en même temps combien il leur est dangereux d’être louées sur leur beauté, leur bonne grâce et leur belle taille. Cependant elles n’entendent rien que des louanges, que des applaudissements, dont les gens de la Cour qui assistent à ces spectacles qui leur plaisent sont très prodigues. Quel orgueil ne peut point inspirer à ces jeunes personnes la connaissance qu’elles n’ont que trop qu’elles ont contenté tout le monde, qu’on s’empresse de les entendre, qu’elles ont eu l’avantage de déclamer devant le roi qui en a été fort satisfait et toute la cour à qui elles ont été agréables ! Qu’il est difficile à quelque personne que ce puisse être de ne pas succomber à une tentation si dangereuse ! Car, si on y est très exposé quand on prêche devant son souverain et en présence de sa Cour lorsqu’on y est très applaudi et que souvent, en exerçant un si saint ministère dans lequel on doit combattre les passions et la cupidité, on est vaincu par cet orgueil secret qui donne de la complaisance sur les heureux succès qu’on a pu avoir, combien plus doivent être combattues par ces mouvements de vanité des jeunes filles peu en garde contre une passion qui leur est si naturelle et sur lesquelles les grandes maximes de la religion et de l’Évangile n’ont pas encore fait d’assez fortes impressions pour les préserver contre un ennemi qui entre dans le cœur avec tant d’agrément et qu’il est ensuite si difficile de vaincre.
J’ajoute que, si on peut permettre à de jeunes garçons dans le collège de s’exercer dans des tragédies à la déclamation, on ne doit pas se servir de cet exemple pour l’autoriser parmi les jeunes filles, car enfin les écoliers sont destinés pour remplir un jour dans l’Église ou dans la robe des emplois qui les obligent de parler en public, et qu’ainsi il est à propose de les exercer de bonne heure à ces sortes de fonctions en leur faisant vaincre la peine que plusieurs ont naturellement de paraître en public, au lieu que les filles, devant pour être sages aimer la retraite et leurs maisons, doivent éviter de se faire voir et demeurer cachées.
De quelle utilité peuvent donc être ces sortes de tragédies dans les maisons desquelles on ne doit leur enseigner que les principes d’une piété très solide, la fuite du monde, l’horreur des maximes du siècle, le mépris des louanges et l’éloignement de tout ce qui peut être tant soit peu contraire à la pudeur qui doit toujours accompagner toutes leurs actions et leur conduite ?
Je vois encore dans ces sortes d’occasions plusieurs autres inconvénients très considérables, tels que sont la perte d’un temps infini, qu’elles emploient à apprendre leur rôle ; les distractions continuelles que le souvenir de leurs vers leur fournit, étant très rare qu’elles ne les repassent sans cesse dans leur mémoire dans le temps qu’elles ne devraient s’occuper qu’à leurs prières ou lectures publiques qu’on leur fait ou aux instructions qu’on leur donne ; la joie secrète que celles qui sont choisies pour actrices ont d’être préférées aux autres, se persuadant que leur mérite y a beaucoup plus de part que toute autre considération ; le mépris secret qu’elles font des autres, sur qui on n’a pas jeté les yeux pour leur donner des personnages ; la jalousie de celles-ci contre les autres, croyant qu’on leur a fait injustice, sans parler des airs de hauteur que celles qui ont réussi se donnent et d’un autre côté des moqueries de leurs compagnes qui veulent avoir le plaisir malin de les censurer et de se dédommager par-là de n’avoir pas été du nombre de celles sur qui le choix est tombé.
J’ajouterai à toutes ces raisons une autre qui ne me frappe pas moins que celles que j’ai marquées. Tous les couvents ont les yeux arrêtés sur la maison de Saint-Cyr. Les filles naturellement curieuses désirent passionnément de s’informer de tout ce qui s’y fait. Elles seront ravies dans plusieurs abbayes et autres monastères de filles d’imiter une chose qu’elles verront être au gré du Roi, de toute la Cour, et d’une infinité d’honnêtes gens. Vous verrez qu’en peu de temps cet usage va s’introduire dans ces maisons religieuses, qu’on invitera toute sorte de personnes à s’y trouver, qu’on se croira fort autorisé par l’exemple de Saint-Cyr ; et de là, comprenez quels pourront être les maux qui en arriveront.
Au reste, il serait inutile de dire que saint François de Sales permet aux religieuses de la Visitation de représenter quelquefois des pièces de dévotion, car ce grand saint, pour donner de temps en temps quelques relâchements à ses chères filles, ne leur a permis ce petit divertissement qu’à condition que ce serait entre elles seules qu’elles pourraient le prendre et que cela se ferait dans l’intérieur de leur maison, où personne qu’elles ne pourrait s’y trouver, ce qui assurément est fort différent de la manière que nous le voyons faire à Saint-Cyr, où on peut dire que c’est un spectacle public qu’on y donne au public.
Ces raisons et d’autres que j’omets convainquirent les personnes à qui je parlais de la conduite que j’avais tenue en n’acceptant point l’offre si obligeante qu’on m’avait faite en si bonne compagnie. Mais comme tout ceci se passa en secret, cela ne put pas encore contribuer à faire cesser ou rompre ce qui avait été commencé.
Le succès même de cette pièce d’Esther donna un si grand goût pour ces sortes de pièces de théâtre qu’on engagea le sieur Racine d’en faire une nouvelle, qui fut l’histoire d’Athalie. Elle ne fut pas représentée autant de fois que la première. J’eus occasion d’entretenir M. l’évêque de Chartres à fond de cette affaire : il se rendit à mes raisons et, sans se trop expliquer, il s’en servit par la suite pour abolir entièrement ce mauvais usage, qui, comme je l’avais prévu, s’était déjà introduit à l’exemple de Saint-Cyr dans plusieurs couvents et abbayes.
éd. G. Girard, Paris, les éd. de France, 1927, p. 113-127.
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