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1639
Georges de Scudéry, L'Apologie du théâtre
Paris : A. Courbé, 1639
Catégorisation du public
Pour clore cette apologie, Scudéry s'attache à décrire le public. Il procède par catégorisations strictes pour hiérarchiser différents types de réceptions, et alterne entre anecdotes issues de l'Antiquité et injonctions directes au public contemporain:
Mais après avoir parlé de la comédie, de ceux qui la composent, et de ceux qui la représentent, il faut dire un mot de ceux qui l'écoutent. Je pense qu'on les peut séparer en trois ordres, savants, préoccupés, et ignorants : et subdiviser encore ces derniers, en ignorants des galeries, et en ignorants du parterre. Quant aux premiers qui sont les doctes, c'est pour eux que les écrivains du théâtre, doivent imiter ce peintre de l'antiquité, c'est-à-dire avoir toujours le pinceau à la main, prêt d'effacer toutes les choses qu'ils ne trouveront pas raisonnables, ne se croire jamais à leur préjudice, se faire des lois inviolables de leurs opinions et songer qu'indubitablement, on n'est jamais bon juge en sa propre cause. P**our les seconds, que j'appelle préoccupés**, et qui sont ceux qui après avoir aveuglement, et par une inclination inconsidérée, embrassé le parti d'un acteur, condamnent avec injustice, tout ce que les autres font de bien. Je m'en vais les traiter comme les Lacédémoniens traitaient leurs enfants, lors que pour leur faire horreur, d'un vice extrêmement vilain, ils faisaient enivrer leurs esclaves en leur présence. Ce sera donc de l'injustice des Athéniens, que la leur apprendra à se corriger, et cela par une histoire assez plaisante et même assez courte, pour n'être pas ennuyeuse. Un de ces bateleurs de l'antiquité, que le vulgaire confond mal à propos, avec les comédiens, et qui s'appelait Parmenon, ayant appris à contrefaire le cri d'un pourceau, le peuple y prit un merveilleux plaisir. De sorte que ses compagnons, qui voyaient que cette sottise attirait vers lui, toute la libéralité des auditeurs, se mirent tous à imiter, la belle voix de cet animal. Mais quelque soin qu'ils apportassent, à cette étude ridicule, le peuple leur cria toujours, que ce n'était pas Parmenon. Un de ces gents piqué de la gloire et du profit de l'autre, jugeant qu'il y avait de la préoccupation en cela, porta un jour un cochon en vie, caché sous sa robe, et le fit crier devant le peuple qui dit encore que ce n'était pas mal, mais pourtant que ce n'était pas Parmenon. Et lors laissant courir cet animal parmi la place, il leur fit voir que l'opinion est un mauvais juge, puis qu'elle leur avait fait croire un homme, plus pourceau, qu'un pourceau même. C'est de cet exemple que les préoccupés doivent apprendre, à ne juger point témérairement: car il est certain que ce vice change l'objet en apparence, comme si l'on voyait les choses, à travers un verre coloré. Cette maladie approche fort de celle que les médecins nomment hystérique, et que le peuple appelle jaunisse, qui fait croire au malade, que la couleur de ses yeux, est aux objets de dehors et qui ne le laisse juger sainement de rien. Mais cette jaunisse d'esprit (si l'on peut bien parler en la nommant de cette sorte) est plus dangereuse que celle du corps, d'autant qu'elle se communique et qu'après avoir gâté le jugement de celui qu'elle possède, elle fait passer ses erreurs en autrui. La fausse opinion est un feu qui va bien vite et qui commençant à brûler par des cabanes, peut achever par des palais: les arbres croissent dans la terre, mais ils s'élèvent jusqu'aux cieux et les nuages qui partent de la terre aussi, obscurcissent parfois la clarté du jour. De même ces opinions préoccupées, qui souvent naissent dans le peuple, infectent jusques aux gents de qualité: et c'est à quoi doivent prendre garde, ceux qui se mêlent de juger. Mais pour passer de la préoccupation à l'ignorance, disons qu'Apelle n'eut pas mauvaise grâce, lors qu'il dit au plus grand prince de la terre, que tant qu'il n'avait fait que regarder ses peintures, et dire en termes généraux qu'elles étaient belles ; chacun abusé de sa bonne mine, et de la pompe de ses habits, avait cru qu'il s'y connaissait; mais qu'aussitôt qu'il s'était voulu mêler de discourir, du dessein, de l'ordonnance, du point de vue, de la perspective, des renfondrements, et du coloris, les petits garçons qui broyaient ses couleurs s'étaient mis à rire, l'oyant parler d'une chose qu'il n'entendait point, en des termes mal appliqués et qui choquaient les règles de l'art. Je pense que quelques jeunes gents de la cour, n'auront pas sujet de se plaindre, si je les compare avec Alexandre, qui était bien d'aussi bonne maison qu'eux et pour le moins aussi honnête homme. Et si je leur dis, que lors qu'ils se contenteront, de dire qu'une pièce est belle, sans approfondir les choses, leur bonne mine, leur castor pointu, leur belle tête, leur collet de mille francs, leur manteau court, et leurs belles bottes, feront croire qu'ils s'y connaissent. Mais lorsque pour condamner un ouvrage, par une lumière confuse, ils feront un galimatias de belles paroles, et voudront parler de règles, d'unité d'action et de lieu, de vingt quatre heures, de liaison de scène, et de péripétie, qu'ils ne trouvent pas étrange, si ceux qui savent l'art s'en moquent, et si leur opinion n'est point suivie. Ce n'est pas que je veuille dire, que tous ceux de cette condition, soient atteints de cette ignorance. J'en connais de trop spirituels, pour avancer une proposition si fausse. Mais aussi faut-il qu'ils me confessent que tous ceux de leur cabale ne sont pas d'égale force en cette matière et qu'il y en a (s'il faut ainsi dire) qui n'ont que l'épée et la cape. Et ce sont eux que j'exhorte à pratiquer un beau silence afin que si quelqu'un d'eux, ne peut pas être habile homme, il en soit au moins le portrait. [...] La froideur des stupides n'est pas si différente de celle des philosophes, que les yeux ni puissent être déçus et même il y a certains ignorants adroits, qui de peur de s'embarrasser, font comme les renards de canadas, qui ne passent jamais sur la glace sans écouter et sans y voir passer premièrement, quelque animal plus pesant qu'eux. Tout de même ceux-ci ne s'exposent jamais au hasard, de dire qu'une chose est bonne ou mauvaise, qu'après l'avoir entendu dire a quelque autre, qui sache plus qu'ils ne font, et de cette sorte, ils passent avec honneur, pour ce qu'ils ne sont point du tout. Et certes l'adresse des uns, est bien plus louable, que l'inconsidération des autres, qui s'engagent à un voyage de long cours, sans connaître les étoiles ni les vents, la charte ni la boussole, ou pour parler sans figure, qui discourent, de ce qu'ils ne savent point. Il s'imprime un livre de la poétique, ou les cavaliers et les dames, pourront apprendre tous les secrets de notre art. Monsieur De La Mesnardière qui en est auteur les y a traités à fond, et c'est dans l'ouvrage de cet excellent homme que je les renvoie, pour apprendre à juger sainement, des bons ou mauvais poèmes. Mais il s'en va temps pour finir, de descendre des galeries au parterre, et de dire un mot en passant, à cet animal à tant de têtes et à tant d'opinions, qu'on appelle peuple : quelqu'un demandait un jour à Simonides poète comique, pourquoi il ne trompait point les Thessaliens, aussi bien que les autres grecs ? Parce, dit-il, qu'ils sont trop grossiers pour être trompés par moi: comme en effet dans la comédie, celui qui trompe est plus juste que celui qui ne trompe point, et que celui qui est trompé plus habile que celui qui ne l'est pas. Car celui qui trompe de cette sorte est plus juste, d'autant qu'il fait ce qu'il a promis, et celui qui est trompé plus sage, parce que les moins grossiers sont ceux qui plus aisément se prennent par l'artifice des lettres, que les autres n'entendent pas. Et de la vient qu'une partie de cette multitude ignorante, que la farce attire a la comédie, écoute avec si peu d'attention, les poèmes qu'on représente par ce que ce lui est un obstacle, qui l'empêche d'arriver plutôt a la fin, que sa stupidité s'est proposée. Et de la procèdent ces risées impertinentes, qui souvent naissent, de la plus grave, de la plus sérieuse, et de la plus importante action d'une tragédie. Mais puisque ces centaures demi hommes et demi chevaux, ou comme dit un italien,
Mezzo huoma, mezo capra, è tuto bestia,
ne sont pas capables de goûter les bonnes choses, qu'ils imitent au moins les oies, qui passent sur le mont Taurus, ou les aigles ont leurs aires, c'est-à-dire qu'ils portent une pierre au bec, qui les oblige au silence. Ainsi lors que la comédie sera composée, récitée, et écoutée, d'une façon approchante, de celle dont j'ai parlé, je ne craindrai point de dire d'elle, ce que j'en ai dit autrefois, qu'elle est l'objet de la vénération de tous les siècles vertueux, le divertissement des empereurs et des rois, l'occupation des grands esprits, le tableau des passions, l'image de la vie humaine, l'histoire parlante, la philosophie visible, le fléau du vice, et le trône de la vertu. C'est par cet éloge véritable que doit finir, L'APOLOGIE DU THÉÂTRE.
Paris : A. Courbé, 1639, p. 89-99
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