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1698

Martin Lister, Voyage de Lister à Paris

Un spectateur anglais parle du théâtre français

Dans ce récit de voyage anglais de Martin Lister, on trouve au chapitre VIII une description des « divertissements parisiens ». Cet extrait, transmis ici dans la traduction proposée par la première édition du texte en français au XIXe siècle, parle des spectateurs français perçus par un spectateur étranger, mais aussi des usages liés au fait théâtral en général. À la fin de l'extrait, un long moment consacré à Molière reproduit des anecdotes contemporaines qui contribuent à forger la légende du personnage historique. Nous citons le texte anglais lorsque cela nous a semblé nécessaire, et nous renvoyons en fin d'extrait au texte original :

Il y a deux théâtres pour les spectacles dramatiques : l'un pour les opéras et l'autre pour les comédies.
Je n'ai pas vu beaucoup d'opéras : ma connaissance du français n'allant pas jusqu'à le bien comprendre quand on le chante. Je suis cependant allé plusieurs fois à l'Europe Galante, qu'on regarde comme l'un des meilleurs. Il est fort beau ; la musique et le chant admirables, le théâtre grand, magnifique et bien garni d'acteurs, les décors bien appropriés au sujet et les changements à vue aussi prompts que la pensée ; les danses accomplies, car elles sont exécutées par les meilleurs maîtres de cet art ; les costumes enfin, riches, convenables et d'une grande variété.
Il est étonnant de voir comme ces opéras sont suivis. Nombre de seigneurs y assistent tous les jours, et il y en a qui chantent d'un bout à l'autre. Je dirai même que c'était une chose fort ennuyeuse pour nous autres étrangers que ces chants d'amateurs qui nous troublaient dans notre loge. Et l'on peut dire qu'ici les spectateurs se chargent d'un rôle dans la pièce aussi bien que les acteurs qui l'exécutent sur la scène.
Les comédies se représentent sur un autre théâtre, dans un autre quartier de la ville : l'Opéra est dans la maison même de Monsieur, et fait partie du Palais-Royal. La disposition de ce second théâtre est à peu près la même ; il est un peu plus petit cependant. On y loue des places jusque sur la scène, et les étrangers s'y placent fort commodément pour voir et entendre.
J'ai entendu beaucoup de tragédies, mais sans y prendre de goût, faute de savoir assez la langue. Quant aux petites pièces qui suivaient, elles me divertissaient fort, particulièrement les pièces de Molière, Les Vendanges de Suresnes, Pourceaugnac, Crispin médecin, Le Médecin malgré lui, Le Malade imaginaire.
Un premier point sur lequel tout le monde est d'accord, c'est que, quoique les pièces de Molière aient peu d'intrigue, ses caractères sont incomparables, si vrais et si justes qu'on ne saurait aller au-delà. C'est pour cela que tant de ses pièces ne sont qu'en un, deux ou trois actes, car sans une intrigue bien soutenue, ses caractères, qui étaient son triomphe, n'auraient pu le porter plus loin. Maintenant, c'est une habitude établie sur le théâtre français de donner toujours une de ces petites pièces après la tragédie, en sorte que tous les goûts trouvent à s'y satisfaire.
Molière, dit-on, mourut subitement en jouant le Malade imaginaire : c'est un exemple du succès avec lequel il savait s'approprier le rôle du personnage qu'il jouait et entrer dans toutes les passions qu'il voulait représenter; c'en est un aussi des ravages que peuvent exercer sur des constitutions débilitées, des passions énergiques et violentes, telles que la joie et la crainte qui, l'histoire nous l'apprend, ont tué soudain mainte personne. On rapporte qu'en quittant la scène Molière dit : « Messieurs, j'ai joué le malade imaginaire ; mais je suis véritablement fort malade », et il mourut dans les deux heures. Ce récit ne se trouve point dans sa vie par Perrault, mais n'en est pas moins vrai, et cet écrivain n'a pas laissé de le blâmer de son insistance puérile dans diverses pièces à attaquer l'art de la médecine, et non les hommes qui le pratiquaient.
Molière fit un jour appeler le docteur M..., médecin [Physician] de grande science et de grand renom, aujourd'hui réfugié à Londres. Celui-ci lui répondit qu'il irait le voir à deux conditions : la première, que Molière se bornerait, sans autre discours, à répondre aux questions qu'il lui ferait. La seconde, qu'il s'engagerait à prendre les remèdes qu'il lui prescrirait. Molière, voyant que le docteur n'avait pas envie de se laisser prendre pour une dupe, refusa d'y acquiescer. Son envie [His business], ce semble, était de se procurer les éléments d'une scène burlesque [comical] où il aurait joué les plus savants hommes de cette profession aussi bien que les charlatans. Si c'est vrai, comme il y a grande apparence, il avait autant de malignité que d'esprit ; or, on ne devrait employer l'esprit qu'à corriger la sottise des gens qui ont des prétentions mal fondées à la science, et non pas tourner en ridicule la science elle-même [correct the viciousness and folly of men pretending to knowledge, and not the arts themselves].
Ce que je dois dire, c'est que l'obscénité et l'immoralité sont bannies de la scène française autant que de la conversation des honnêtes gens [Poeple of fashion and good breeding].
Un après-midi de Carême, j'allai à la Charité ouïr un sermon prêché par un abbé, homme encore jeune. Son texte était pris de la descente de l'ange sur la piscine pour en troubler les eaux. Je ne sais pas assez de français pour avoir compris tout ce qu'il disait ; mais je remarquai maint bon argument sur la nécessité de la grâce et les moyens de l'obtenir. Je fus étrangement surpris de la véhémence de son action, qui me sembla comique et telle que celle des acteurs que j'avais vus sur la scène peu de jours auparavant.

Voyage de Lister à Paris en M DC XCVIII, traduit pour la première fois, publié et annoté par la Société des bibliophiles françois, Paris, Société des bibliophiles, 1873, en ligne sur Gallica, p. 156-160.
Martin Lister, A Journey to Paris in the Year 1698 , Jacob Tonson, 1699, en ligne sur Google Books, p. 170-173.


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