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1672
Roger de Bussy-Rabutin, Correspondance avec le Père René Rapin
Questions poétiques et réponses mondaines
La correspondance assidue entre Bussy-Rabutin et le Père Rapin mêle nouvelles privées et considérations sur la vie littéraire contemporaine. Dans cet échange, Rapin pose à Bussy des questions de poétique, sur les règles dramatiques et sur l'effet produit ; mais c'est en mondain que Bussy répond, se plaçant toujours du point de vue du spectateur.
Du Père Rapin, A Paris, ce 13ème aout 1672.
Pourquoi l’Electre de Sophocle et les autres tragédies de cet auteur, et quelques-unes d’Euripide, paraissent toujours belles au bout de deux mille ans, et qu’on ne peut souffrir plus d’un hiver à Paris les comédies de nos auteurs ? Est-ce que le peuple, qui en fait la réputation par le concours du parterre, n’est pas un bon juge ? Est-ce que ces tendresses outrées qui en font le principal caractère dégénèrent de cet art héroïque, qui doit être l’esprit de ces poèmes ? Ou bien est-ce que je me trompe moi-même ?
Troisièmement : ne trouvez-vous pas que les comédies de nos poètes (je ne nomme personne car Molière est de mes amis) font tous les objets plus grands qu’ils ne sont, et qu’elles ne copient presque point au naturel, comme fait Térence. Il en est de même des satires : on veut plaire au peuple par les uns et par les autres ; et pour lui frapper l’esprit, on grossit les choses, on fait un misanthrope plus misanthrope qu’il n’est, un Tartuffe plus hypocrite qu’il n’est. Cela est-il à votre gré ? Le génie du peuple est grossier, il faut des traits pour le toucher. Que dites-vous de ce caractère d’amour et de tendresse qui est d’ordinaire un caractère badin, qu’on mêle dans toutes les pièces sérieuses, au lieu que les tragédies des Grecs, et même celles des Latins, ne roulent que sur de grands sentiments qui sont l’héroïque qui en est l’âme, le magnifique et le grand ?
De Bussy, A Bussy, ce 24ème 1672.
Il est encore certain que les sentiments de tendresse poussés trop loin ont je ne sais quoi de fade qui dégoûte dans les tragédies. Cet abus s’est introduit pour plaire aux dames, qui veulent de l’amour dans tout ce qu’on leur présente, et qui ne sont pas satisfaites si cet amour ne va pas dans l’excès.
Pour les ouvrages de Molière, je les trouve incomparables. Ce n’est pas que, si on les avait bien examinés, on ne pût trouver quelque chose à retoucher. Mais il y en a très peu. Il a copié Térence, et même il l’a surpassé ; et je ne l’estime pas moins pour avoir été assez souvent un peu plus loin que la nature. Le but de la comédie doit être de plaire et de faire rire. Qui ne représenterait que des défauts ordinaires ne ferait pas cet effet ; il faut donc quelque chose d’extraordinaire, et pourvu qu’elle soit possible, elle réjouit bien davantage que ce qui se voit tous les jours. Boileau est encore merveilleux. Il a attaqué les vices à force ouverte et Molière plus finement que lui, mais tous deux ont passé tous les Français qui ont écrit en leur genre.
Du P. Rapin, A Paris, ce 22ème novembre 1672.
Puisque vous avez eu la bonté de souffrir mes questions sur la poétique, et que vous avez bien voulu y répondre, permettez-moi de vous en faire de nouvelles. Premièrement, si vous croyez que l’on puisse plaire au peuple dans une comédie ou dans une tragédie, c'est-à-dire dans une pièce de théâtre, contre les règles ? La difficulté est que les actions publiques, surtout dans l’éloquence, sont principalement du ressort des jugements du peuple, in eloquentia provocatur ad populum, mais il se trouve que souvent dans ces actions le parterre est d’un sentiment différent des honnêtes gens. En second lieu, supposé que l’on puisse plaire de la sorte, savoir s’il est mieux de quitter les règles sans s’y captiver, ou s’il n’est pas mieux de s’attacher aux formes ? En troisième lieu, en quoi vous croyez particulièrement que consiste le génie du poète, si c’est dans l’imagination ou dans le jugement, s’il faut plus d’un que d’autre, ou si le tempérament doit être égal ? En quatrième lieu, quelle idée vous avez du genre sublime, et de cet air de majesté qui est essentiel à la belle poésie, où les petits génies ne peuvent atteindre que par de vains efforts qui vont dans le galimatias ?
De Bussy, A Bussy, ce 11ème octobre 1672
Il y a tant de choses à dire sur la première question que vous me faites que je ne sais par où commencer ; car quelquefois les pièces de théâtre naturelles, de bon sens et dans les règles plaisent au peuple, quelquefois non ; la fortune se mêle de la réputation des ouvrages comme de celles des hommes. Une personne de ces gens hardis à décider, qui sera en mauvaise humeur le jour qu’il verra jouer une comédie, ou qui aura l’esprit de travers, dira mal à propos qu’elle ne vaut rien. Cette autorité préviendra ceux qui l’entendront qui, par faiblesse ou pour ne pas se donner la peine d’examiner, diront la même chose, et voilà une bonne pièce décriée.
Une autre fois, une pièce contre les règles plaira, parce que quelque sot de qualité l’aura louée hardiment. Il n’y a point de coup sûr pour réussir, mais dans l’incertitude il faut toujours faire son devoir, et tôt ou tard on fait justice aux gens.
Il me semble qu’un poète ne saurait avoir trop d’imagination, mais aussi qu’il ne saurait avoir trop de jugement ; il faut (s’il se peut) que cela soit égal, mais s’il y avait de la différence, je voudrais que le jugement dominât.
Ed.C. Rouben, Paris, Nizet, 1983.
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