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1689
Madame de Sévigné, Lettres à Madame de Grignan
Exploitation mondaine de l'actualité théâtrale
Cette série de lettres est exemplaire de la manière dont le théâtre peut servir à réguler les relations mondaines. La citation du Tartuffe comme la réception d'Esther par la maréchale deviennent ainsi des outils rhétoriques dans la conversation des honnêtes gens.
À Madame de Grignan, ce mercredi 9 février 1689.
L'abbé Têtu vous rend mille grâces de votre souvenir. Il a porté ses vapeurs à Versailles. Il a nommé mon nom à Mme de Maintenon à l'occasion d'Esther ; elle a répondu mieux que je ne mérite. J'irai à Saint-Cyr samedi ou mardi ; je vous nommerai en vous plaignant de ne point voir cette merveille ; on en aura tous les ans pour consoler les absentes. (p. 501)
À Madame de Grignan, ce vendredi 11 février 1689.
On continuera à représenter Esther. Mme de Caylus, qui était la Champmeslé, ne joue plus. Elle faisait trop bien, elle était trop touchante. On ne veut plus la simplicité toute pure de ces petites âmes innocentes. J'irai voir cette pièce ; je vous rendrai bon compte de tout. (p. 501)
À Madame de Grignan, ce lundi 14 février 1689.
Mme de Chaulnes me mande que je verrai Esther, qu'elle est à Versailles avec Mme de Coulanges et que Mme de Coulanges y reviendra avec moi et qu'elle nous donnera son équipage, car je ne vais qu'à cette condition. (p. 503)
À Madame de Grignan, ce mercredi 16 février 1689. .
J'ai vu Mme de Chaulnes et Mme de Coulanges ; elles sont ravies d'Esther. Cette première vous embrasse et vous aime et veut m'emmener en Bretagne. Elle vous en demandera la permission, mais elle ne partira pas si tôt ; elle est ici pour quelques affaires. Mme de Coulanges vous a vengée de la maréchale d'Estrées. Elle lui dit, la voyant se taire sur les louanges d'Esther : « Il faut que Mme la maréchale ait renoncé à louer jamais rien, puisqu'elle ne loue pas cette pièce ». La maréchale est enragée contre Mme de Coulanges qui vous prie de vous consoler de n'être pas louée de la maréchale, puisqu'elle ne loue point Esther. (p. 505)
À Madame de Grignan, ce vendredi 18 février 1689.
Je vous ai mandé le discours de Mme de Coulanges à la maréchale d'Estrées. La scène se passa chez M. de Croissy. La compagnie fit un éclat de rire qui déconcerta la maréchale, et donna courage à Mme de Coulanges, qui dit tout bas à M. de Charost : « Songez qu'elle n'a jamais voulu louer Mme de Grignan, non plus qu'Esther. » Et tout d'un coup la conversation se tourne à parler des goûts de M. de Charost. Mme de Coulanges nomma Mme de Brissac et vous ; on l'approuva, et on dit : Le pauvre homme! La maréchale voulut louer l'esprit de Mme de Brissac. Mme de Coulanges dit : « Ah! pour l'esprit, Madame de Grignan était au-dessus d'elle, comme les yeux de Mme de Brissac étaient au-dessus de Mme de Brissac. » Tout le monde applaudit, et la maréchale encore débellée. Ensuite Canaples dit qu'il n'avait jamais rien vu de si beau que vous, que Mme de Mazarin était de cet avis, qu'il lui avait ouï dire vingt fois que, de tous les visages, il n'y en avait point à sa fantaisie comme le vôtre, que vous aviez toutes les grâces et tous les agréments. On en convint. Jamais la maréchale n'osa souffler. Il fallut se taire, et ce lion muet et les pattes croisées, comme celui que vous avez vu autrefois, parut un prodige si nouveau que l'on ne s'en pouvait taire, et on en faisait des compliments à Mme de Coulanges comme d'un miracle qui était réservé à sa vivacité. La maréchale s'est plainte doucement du reproche d'Esther, et que c'était pour lui faire une affaire. (p. 503)
Sévigné, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, vol. III.
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