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[s. d.]
[Anonyme], Recueil Tralage
Paris, Librairie des bibliophiles, 1880.
Notes sur la troupe de Molière, et d'autres acteurs
L'édition du recueil Tralage par Paul Lacroix contient de nombreuses remarques sur la troupe de Molière et ses suites :
Le Sieur Molière commença à jouer la comédie à Bordeaux en 1644 ou 45. M. d'Espernon était pour lors gouverneur de Guyenne. Il estimait cet acteur qui lui paraissait avoir de l'esprit : la suite a fait voir qu'il ne se trompait pas. Lorsque le roi était le plus amoureux de Mlle de La Vallière, il la voulait régaler de temps en temps de quelque nouveau spectacle. C'est pourquoi il pressait extrêmement Molière qui travaillait nuit et jour et, dès qu'une scène était composée, il l'envoyait aussitôt à l'acteur ou à l'actrice qui la devait représenter pour l'apprendre par cœur. C'est une merveille comment il n'y a pas plus de défauts dans ces pièces, eu égard à la précipitation avec laquelle elles ont été faites. Tout autre que Molière y aurait échoué ; mais il avait un art de donner de l'agrément aux moindres choses, parce qu'il les plaçait avec esprit.
Molière étant mort, on choisit pour jouer ses rôles de comique le sieur Rosimond, que l'on tira de la troupe du Marais, à Paris. Après lui, le sieur Raisin le jeune, autrement le petit Molière, lui a succédé et a plu à tout le monde. Depuis sa mort, on n'a trouvé personne qui put bien jouer tous ses rôles. On en a donné quelques-uns au sieur Guérin, mari de la veuve de Molière. On est content de lui dans les rôles de l'Avare et du Grondeur. D'autres ont été donnés au Sieur de La Torilière, qui plaît fort. On a pris un nouveau comique, d'une troupe de campagne : on l'appelle du Mont. Il a environ quarante ans. Il joue d'une manière trop rustique, brusque, et qui n'est bonne qu'au village. Il n'y a rien de fin ni de spirituel, comme avait Raisin, dans son jeu. On sera obligé de s'en passer, faute de mieux. Le bon homme du Perrier, avec son air doucet, a joué pendant quelque temps le rôle de George Dandin et d'autres, mais le parterre l'a tant sifflé qu'il a été obligé de quitter la partie et de laisser faire cela à La Torilière.
Le sieur de La Torilière, que l'on estime tant aujourd'hui, était autrefois un pauvre acteur. Son père, qui était un des principaux de l'hôtel de Bourgogne, fit ce qu'il put pour le faire mettre dans la troupe. Il joua plusieurs rôles et ne plût pas. C'est pourquoi il fut obligé d'aller apprendre son métier avec des comédiens de campagne. Maintenant il est les délices du parterre : une pièce n'est pas bonne s'il n'y paraît. Tous les autres tremblent devant le parterre et craignent les sifflets, et lui, au contraire, gourmande le parterre, fait trouver beaucoup de choses bonnes qu'on ne souffrirait pas dans un autre. Son vrai nom est Le Noir, sieur de La Torilière, sa propre sœur est la femme du sieur Dancourt. Pour faire plaisir à ses amis qui ont de l'argent, il a rendu sa sœur traitable pour leur accorder des faveurs : il aime les plaisirs et la bonne chère. Sa femme, Colombine, la principale actrice des comédiens italiens, et fille du défunt Arlequin, est fort ménagère, comme son père et sa mère, mais La Toriliere dépensera en un jour ou deux ce que sa femme aura épargné en un mois. Il est à craindre que les excès qu'il fait ne le tuent, comme il est arrivé au sieur Raisin, qui est mort jeune par ses débauches.
Les comédiens de campagne gâtent quelquefois de bons acteurs, témoin mademoiselle Bellonde, femme du Sieur Le Comte : elle est née à Paris, cependant elle a un accent provincial approchant du gascon, dont elle n'a pu se défaire étant retournée à Paris, parce qu'elle avait contracté ce défaut en la compagnie des comédiens de campagne. M. de Corneille l'avait choisie pour jouer les premiers rôles de ses tragédies, et M. de Champmeslé avait ceux des pièces de M. Racine : présentement elle est à la pension ; elle ne peut plus jouer, à cause de ses infirmités qui proviennent d'une fausse couche qu'elle fit il y a quelques années.
Le sieur Le Comte, son mari, est un fort honnête homme. Il est le trésorier de la troupe française. Méchant acteur dans le sérieux, on le souffre dans le comique pour faire des rôles de conseiller, de commissaire, de gentilhomme de campagne, gardeur de dindons. Il n'a pas la mémoire heureuse, et ne songe pas toujours à ce qu'il fait. Ses distractions continuelles sont la marque de son petit génie, qui ne s'applique pas et qui est sans vivacité.
Mademoiselle du Clos, ou Châteauneuf, est une grosse fille qui se porte bien, aimant la joie. L'on dit qu'elle sait accorder Vénus et Bacchus. Elle est assez bien faite, la peau fort blanche ; elle chante un peu, mais sa voix n'est pas très forte. Si elle continue à engraisser, on ne la pourra souffrir dans quelques années. C'est une actrice de génie médiocre. Elle n'a point la timidité de Mlle Clavelle. — Aussi dit-on qu'elle a plus d'expérience.
[…]
Molière estimait fort Scaramouche pour ses manières naturelles ; il le voyait jouer fort souvent et il lui a servi à former les meilleurs acteurs de sa troupe.
[…]
Les comédiens français à Paris ont reçu deux nouveaux acteurs, le sieur Rosalie et le sieur Sévigné en avril 1688, à la place du Sieur de La Tuillerie qui était mort quelque temps auparavant. Je leur ai vu représenter le Polyeucte de M. de Corneille, où ils furent applaudis d'une grande assemblée. Roselie jouait le rôle de Polyeucte, et Sévigné représentait Sévère, à la place de Baron. Depuis ce temps, le Sieur de Sévigné, accablé de dettes, a quitté la troupe. On l'a vu à Mons, joint à une troupe de campagne. Il n'est point regretté.
Le Sieur du Croisy était de la troupe française de Molière. Il y avait certains rôles où il était original, entre autres celui de Tartuffe où il avait été instruit par son grand maître, je veux dire Molière, auteur de la pièce. Quelque temps après la mort de Molière, étant goûteux, il se retira à Conflans-Sainte-Honorine, qui est un bourg près de Paris […] Il avait une fille qui a épousé le fils du sieur Poisson. Elle s'est retirée aussi de la troupe ; elle avait quelquefois de la peine à éviter les sifflets du parterre.
Le vrai nom du Sieur de La Grange, comédien français, était Beauvarlet, natif d'Amiens en Picardie. Il avait un frère, et, voyant tous deux qu'ils avoient un tuteur qui les chicanait, ils se firent comédiens en différentes troupes. Après la mort du tuteur, le frère de La Grange quitta la comédie et vint prendre le soin de son bien. Pour ce qui est du Sieur de La Grange, il est mort comédien à Paris.
Édition disponible sur Openlibrary, p. 1-10.
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