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1661
[Anonyme], Recueil des pièces en prose,
Paris, Sercy, 1661.
Réflexions sur les pièces des années 1630-1640
Commentant les pièces des années 1630-1640, un personnage de l'« Histoire du poète Sibus » évoque plusieurs points de poétique, tels que les monologues, les apostrophes, les apartés, les dénouements, les excès pathétiques, susceptibles d'invraisemblance pour le spectateur :
– Le poème dramatique, entre autres, ne s’est-il pas élevé à un tel degré de perfection que du consentement de tout le monde, il ne saurait monter plus haut ? Se peut-il rien voir de plus beau que le sont la Marianne, l’Alcionée, l’Héraclius, Les Visionnaires ?
– Aussi ne condamnais-je pas, répliqua Sylon, toutes les pièces de théâtre, ni tous les poètes et je vous avouerai même, si vous le voulez, que je ne crois pas que depuis qu’il y a des vers et des poètes, il y ait jamais rien eu, pour ce qui est de la beauté de l’invention, de comparable soit en grec, latin ou français, aux Visionnaires que vous venez de nommer. Mais tant y a que, comme une goutte d’eau ne fait pas la mer, vous ne pouvez pas conclure que, pour une pièce peut-être que nous avons eue exempte des défauts des autres, notre poésie soit en un si haut point de perfection que vous la mettez. Car, je vous prie, le poème dramatique n’étant qu’une pure, vraie et naïve image de la société civile, n’est-il pas vrai que la vraisemblance n’y peut être choquée le moins du monde, sans commettre une faute essentielle contre l’art ? Les poètes même tombent d’accord de ceci, puisqu’ils ne nous chantent autre chose pour autoriser leur unité de scène et de lieu ; et pourtant, où m’en trouverez-vous, je dis de ceux même que vous m’apportez pour modèles, qui ne l’aient violée une infinité de fois dans leurs plus excellents ouvrages ? Montrez-moi une pièce exempte de soliloques ! Cependant y a-t-il rien de plus ridicule et de moins probable que de voir un homme se parler lui seul pendant un gros quart d’heure ? Cela arrive-t-il jamais quand nous sommes dans le particulier, je dis dans le plus fort de nos passions les plus violentes ? Nous pousserons bien quelquefois quelque soupir, nous ferons bien un jugement. Mais de parler longtemps, de résoudre nos desseins les plus importants, en criant à pleine tête, jamais. Pour moi, je sais bon gré à un de mes amis qui, faisant ainsi parler Alexandre avec lui-même dans une pièce burlesque, fait dire en même temps par un autre acteur qui le surprend en cette belle occupation : « Hélas ! vous ne savez pas, Alexandre est devenu fol. – Hé comment cela, répond un autre. – Hé ne voyez-vous pas, reprend le premier, que le voilà qui parle tout seul ? » Ce n’est pas là néanmoins le plus grand de leurs défauts. En voici encore un autre aussi insupportable à mon gré. Vous y verrez une personne parler à son bras et à sa passion, comme s’ils étaient capables de l’entendre : « Courage mon bras » ; « Tout beau, ma passion ». Mettons la main sur la conscience : nous arrive-t-il jamais d’apostropher ainsi les parties de notre corps ? Quand vous avez quelque grand dessein en tête, quand vous vous devez battre en duel, faîtes-vous ainsi une belle exhortation à votre bras pour l’y résoudre ? Disons-nous jamais, « Pleurez, pleurez mes yeux », non plus que « Mouchez, mouchez-vous mon nez », « ça courage , mes pieds, allons nous-en au Faubourg Saint-Germain ». Vous me direz que c’est une figure de rhétorique qui a été pratiquée de tous les Anciens. Je vous réponds qu’elle n’en est pas moins ridicule pour être vieille ; que ce n’est pas la première fois que l’on a fait du vice vertu ; qu’il n’y a point d’autorité qui puisse justifier ce qui choque le jugement et la vraisemblance ; et qu’enfin les Anciens ont failli en ceci, comme ils ont manqué quand ils ont fait durer des sujets d’une pièce plusieurs mois, et qu’ils n’observaient ni unité de lieu, ni de scène. Qu’on ne me pense donc point payer d’autorité : il n’y a vice, ni défaut que je ne justifie, s’il ne faut pour cela que le trouver dans un ancien auteur. Il n’y a point d’age anime dans Sénèque qui puisse rendre bon courage mon âme en français.
C’est encore une bonne sottise que ces sentiments qu’ils appellent cachés. Ils nomment sentiment caché ce qu’un personnage prononce sur le théâtre, seulement pour éclaircir l’auditeur de ce qu’il pense, en sorte que les autres acteurs avec qui il parle n’en entendent rien. Par exemple dans le Bélisaire, pièce dont je fais d’ailleurs beaucoup d’état, et dont j’estime l’auteur, lorsque Léonce le veut tuer, ce dernier après lui avoir fait un grand conte, que Bélisaire a fort bien entendu, s’écrie : « Lâche, que tardes-tu, l’occasion est si belle ? ». Dans le Téléphonte Tindare dit à son rival qui veut épouser sa maîtresse : « Traître, je t’arracherai plutôt l’âme, ou quelque chose de semblable » ; puis il poursuit comme si de rien n’était, et l’autre n’y prend pas garde le moins du monde. Or je dis qu’il n’y a rien de plus ridicule que cette sorte de sentiments cachés, pour ce qu’il n’est nullement probable que Léonce, par exemple, qui voulait tuer Bélisaire, fût si sot, dans une occasion comme celle-là, que de dire tout haut, à moins que de faire son coup à même temps : « Lâche, que tardes-tu, l’occasion est belle ? » C’était pour se faire découvrir. En second lieu, quand il serait assez fol, je demande pourquoi Bélisaire, qui a si bien entendu tout ce qu’il lui a dit jusqu’ici et qui entendra fort bien tout ce qu’il lui dira après, n’entend point ce vers ici aussi bien que les autres. Ces sentiments cachés, dites-vous, sont nécessaires pour instruire l’auditeur. Mais si l’auditeur les oit bien du parterre ou des loges, comment Bélisaire, qui est sur le théâtre avec Léonce, ne les entend-il pas ? Qu’est-ce qui le rend si sourd à point nommé ? Y a-t-il là aucune probabilité ? Il y en a si peu que ce n’est pas la première fois que cette sorte d’impertinence leur a été reprochée. Aussi n’ayant dessein de ne leur porter que des bonnes nouvelles, c'est-à-dire de ne leur rien reprocher qui leur ait déjà été objecté, pource qu’autrement cette matière s’étendrait à l’infini, j’avoue que j’ai tort de m’arrêter à une chanson qui leur a été si souvent rebattue.
Voulez-vous rien de plus ridicule que leurs fins de pièces qui se terminent toujours par une reconnaissance, le héros ou l’héroïne ne manquant jamais d’avoir un cœur, une flèche, ou quelque autre marque empreinte naturellement sur le corps ?
Y a-t-il rien de plus sot que ces grands badauds d’amoureux qui ne font que pleurer pour une vétille, et à qui les mains démangent si fort qu’ils ne parlent que de mourir et de se tuer ? Ils se donnent bien de garde d’en rien faire cependant, quelque envie qu’ils en témoignent ; et s’il n’y a personne sur le théâtre pour les en empêcher, ils se donneront bien la patience de prononcer une cinquantaine de vers, en attendant que quelqu'un survienne qui les saisisse par derrière, et leur ôte leur poignard. Vous les verrez même quelquefois si agréables, qu’au moindre bruit qu’ils entendront, ils vous remettront froidement leur dague dans le fourreau, quelque dessein de mourir qu’ils eussent montré, donnant pour toute excuse d’un Mais quelqu'un vient. Au lieu de dire cela, que ne se tuaient-ils, s’ils en avaient si grande envie ? Un coup est bientôt donné. Toutefois que voulez-vous ? les pauvres gens auraient trop de honte de faire une si mauvaise action devant le monde ; et puis toujours ont-ils bonne raison, car il y a bien moins de mal à dire une sottise qu’à se tuer. Ils savent bien que ce qu’ils en font, ce n’est pas tout de bon, ce n’est que par semblant : ils se souviennent qu’ils ont encore des vers à dire et que, quelque malheur qui les accable, ils doivent bientôt être heureux et mariés au dernier acte ; et ils savent trop bien qu’une des principales règles du théâtre, c’est de ne pas ensanglanter la scène. Que dirait leur maîtresse, s’ils avaient été si hardis que de sortir de la vie sans leur congé ? Elle est maîtresse de toutes leurs actions, elle le doit donc être de leur mort, car c’est agir que de mourir. Il faut lui aller dire le dernier adieu et la prier de les tuer de sa main : le coup en sera bien plus doux. Un coup d’épée qui part du bras d’une maîtresse ne fait que chatouiller. Mais elle n’a garde de rendre un si bon office à un homme qui a été si insolent, si téméraire, si outrecuidé que de l’aimer. Il faut qu’il vive pour sa peine. Il voudrait bien la mort ; mais ce n’est pas pour son nez, car ce serait la fin de ses peines et l’on n’est pas encore réconcilié. Voilà donc un pauvre amant en un pitoyable état. Néanmoins il n’y sera pas longtemps. Chimène lui va dire qu’elle ne le hait point. Après cela qu'y a-t-il qu’il ne surmonte ? Quels périls qu’il n’affronte ? Paraissez Navarrais, Mores et Castillans, et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillants, paraissez Don Sanche, il vous en va donner ! Il se moque des boulets de canon, car Chimène ne le hait point et lui a dit qu’elle serait le prix de son combat. Par votre foi, ne sont-ce pas là d’étranges conséquences ? Toutefois pourquoi s’étonner, s’ils raisonnent autrement que les autres hommes, puisqu’ils ont le don de prophétie et que la divination, au dire des pères mêmes, est une aliénation d’esprit, ou un emportement de l’âme hors de ses bornes ordinaires, aussi bien que la manie. Il ne vient personne sur le théâtre dont ils ne prédisent l’abord, et dont ils n’aient dit : « Mais voici un tel », avant qu’il ait commencé de paraître. Et ne voyons-nous pas que, depuis la Marianne où cet artifice ne laissait pas d’être beau pource qu’il était nouveau, il ne leur arrive pas le moindre malheur qu’ils ne prédisent par quelque songe funeste ? Le cœur le leur avait bien dit : ils sentent toujours je ne sais quoi là-dedans qui leur présage tout ce qui leur doit arriver. Mais à propos de deviner, n’est-ce pas encore une chose bien ridicule que leurs oracles qu’ils prennent tant de peine à faire réussir ? Tous les gens d’esprit savent que ces oracles n’ont été que des fourberies des prêtres des Anciens, qui tâchaient de mettre par là leurs temples en vogue et que, s’ils réussissaient quelquefois, ce n’était que par hasard, pource que, disant tant de choses, il était impossible qu’ils n’en proférassent quelqu’une de véritable, comme un aveugle décochant un grand nombre de flèches peut donner dans le but par cas fortuit. Il n’y a donc point d’apparence de rendre ces oracles si véritables, et un autre de mes amis a bien meilleure raison, dans le dessein qu’il a de mettre véritablement un oracle dans un très beau roman qu’il compose, mais à dessein seulement de surprendre davantage le lecteur, en faisant réussir sa catastrophe à rebours de ce qu’avait prédit l’oracle.
Recueil en ligne sur Google Books, p. 227-236.
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